Brèves de lecture

Jean Mas, artiste du Signifiant, Postface

Jean Mas s’est emparé du signifiant et de la psychanalyse – celle de Lacan -, comme matériau de son art. Par le rapprochement homophonique des mots, leur déplacement ou leur homonymie, il crée des ponts entre ceux du quotidien et l’univers de la création. Reliant leur différents sens, il nous donne à entendre leur réalité dissimulée, insoupçonnée et les rapports cachés, refoulés, qu’ils entretiennent entre eux. Il joue, se joue et jouit du signifiant (le signifiant est ce qui est perceptible dans un signe. Il est le signe que l’on peut voir, entendre, le son du mot).

En les distordant pour leur faire cracher leurs idées sous-jacentes, Mas nous aide à prendre conscience que notre langue s’étouffe avec ses mots-valises, simplissimes, abêtissants.
Révélant ainsi l’envers du monde, il tente de lui rendre sa polysémie et sa complexité que les médias, incapables d’embrasser la complexité et toujours dans l’urgence, tentent de simplifier à l’extrême… Quand ce n’est pas de la manipulation pure, chargeant d’émotion fabriquée les faits afin de dépasser leur impuissance sensible. Le Performeur (père formeur) Jean Mas, à travers ses gestes-performances nous donne à entendre l’équivoque, l’ambiguïté du sens.

Si Duchamp a pris un élément ordinaire pour en changer le point de vue et créer une pensée nouvelle pour cet objet, la démarche de Mas est inverse : il part d’un objet de pensée qu’il matérialise : « n’importe quel objet peut apparemment faire l’affaire, mais pour que la fixation du signifiant s’opère, qu’une incarnation soit possible, il faut que cet objet appartienne à son vécu, au registre de sa parole. Comme le trésor du signifiant est inépuisable, il y en a toujours trop, en surnombre. »

Après avoir appris des nouveaux réalistes le poétique de l’objet, de Fluxus une attitude, un détachement, puis de support/surface et du groupe 70, la dialectique, la linguistique, Mas en tente la synthèse : « J’ai pris le meilleur de chacun d’eux, ce qui à fait dire justement à Restany que, d’une certaine manière, je synthétise l’esprit de l’École de Nice ! ».

A chacun son Lacan, à chacun ses lacunes

Jean Mas part du degré zéro du signifiant, le vide de son contenu (le comptant pour rien) et le fait émerger, il s’en explique ainsi : « Flottant, le signifiant devient alors mon signifiant. Dans une situation dans laquelle je n’avais rien à proposer (pas de petit a) et à laquelle correspondait le vide de ma pensée, le bouchon en liège de la bouteille a surgi comme forme pleine du Zéro !! (le goulot, le rond). Et là, je revivais ce qu’avait pu être la création du zéro, c’est à dire la synthèse du vide et du rien ! Certes, c’est « jeter le bouchon un peu loin » mais ça fonctionne ainsi, et le reste s’engendre à partir de cet objet. Il me fallait bâtir (d’où les barreaux en épingles à bâtir) en creusant le « savoir-cage »

Si pour la science, la démarche peut être similaire, les moyens diffèrent : « dans le trou central de la chose, le scientifique creuse sans cesse (c’est un puit sans fond !), il cherche des trouvailles, les seuls trous qui vaillent ». « L’artiste, lui, aménage les parois. S’il devance le scientifique et en quelque sorte se met à creuser, il perd la raison, devient fou, mystique, mais si un pont, un lien se noue entre les deux, non pas un équilibre mais un vrai lien, le génie émerge ! »

L’univers de l’artiste, c’est son tenant lieu de discours, son langage. C’est l’ensemble des « équations » avec lesquelles il teste, mesure son monde à travers différents niveaux de reconnaissance : « Le premier est l’expression de soi-même dans l’affirmation du « je suis parce que je peux », liberté basique. L’originalité, la nouveauté, ne sont que des éléments entrant dans l’intelligibilité de l’œuvre, je me méfie des œuvres qui prétendent s‘adresser à la seule sensibilité du spectateur. Vous avez compris que le niveau de conscience des déterminismes est pour moi un gage de liberté, dans le contexte contemporain. Des formes nouvelles apparaissent, qui, lorsqu’elles deviennent « contenues » se confondent avec la vie elle même, éthique et esthétique tendent à ne faire qu’un. Dans ce cas, l’art comme distance est aboli, et se pointe le risque d’une barbarie, comble de la jouissance, la jouissance ultime c’est la mort ! »

Chez chaque artiste, un signifiant maître est à repérer. De lui découle tout le reste. C’est toujours un rapport à l’objet, industriel, conceptuel ou autre. « Ensuite, on répète, répétition qui me semble-t-il consiste à presser la notion d’objet. Presser dans la tentative d’en faire sortir encore quelque chose, avec urgence. » Mais « Lorsqu’un nouveau concept prend place, il devient le point d’une nouvelle articulation possible. » La création seule reste une lettre morte si elle ne s’inscrit pas dans le processus exogène d’une conscience artistique. Pour ce faire, « il faut devenir le locataire d’autrui et cela en le plaçant en position d’accueillir l’espace d’un inconscient vide de contenu ! ».

L’œuvre ne peut pas être réduite à une fonction, elle est multiple. Elle les transcende en devenant un objet de regard qui dans un sens nous regarde. C’est ce statut qui lui donne son intégrité : elle devient alors un point de départ. Lorsqu’elle exprime, condense, révèle un individu, une idée, les facettes sont nombreuses. Il y a tout cela et bien plus encore, l’œuvre comme l’artiste n’existent qu’au sortir de l’atelier. « A te lier dans un lieu, c’est vouloir prendre le poisson (lieu) sans présenter l’appât. Est-ce à dire que l’œuvre est un appât ? Disons, à l’instar de Jacques Lacan qu’elle est un attrape-regard ! A la question qu’est-ce qu’une œuvre d’art, j’insiste sur la liaison faite avec art, nous répondons : une hystérie réalisée. »

Un « mets sage »

Mas choisit d’être un amuseur qui fait penser le regardeur, le surprend pour le prendre, capter un instant l’attention et répandre une certaine gaieté dans la réflexion ou, bien sûr, déclencher le rire salvateur et libérateur de tensions indicibles.

« Je fais un art léger, futile, sans grand intérêt mais pas sans valeur, un art du rien, du peu, de la trace. Je ne proteste pas, je teste, je propose un autre angle de vue, j’essaie d’en faire le moins possible, l’œuvre n’est pas un moyen mais un moment vers une fin en soi, une certaine façon de questionner le monde, de se nourrir du monde et aussi d’en mourir ! Je fais un art de surface, j’habille le monde, c’est habile, je babille, je crée des amorces, pour se parler, se voir, se rencontrer. »

Pour Mas, l’artiste doit se limiter à borner le chemin, et non à l’indiquer. « Il ne peut que rester dans le clair obscur, même s’il prétend à la lumière, sa vérité il ne peut la dire toute. Il n’est, naît vraiment qu’à l’instant de sa mort. C’est là que commence le mythe, sa réalité d’artiste. Pour l’heure, il n’était qu’un sujet supposé savoir être artiste ! »

LES SIGNIFIANTS MASSIFS

Si le philosophe est dans l’art des concepts, Mas est plutôt dans celui de la mise en acte du concept, une matière est alors nécessaire à son expression, mais il peut très bien « faire, sans savoir ce qu’il fait ».

La Cam
Jacques Lepage, dès 1970, désigne la Cage à Mouches comme l’objet symbole de la mythologie individuelle de Mas. Depuis cette date, l’espoir de Mas d être perçu dans un rapport métonymique avec son objet, comme par exemple : Pasteur/rage, Vinci /Joconde, Mas /cage à mouches, s’est réalisé. « Il s’agit bien plus que d‘une association, une sorte de chose en soi ! ».
La came de Mas, c’est la Cage à Mouches qui, à partir de 1973, devient son objet princeps, le véhicule de son expression artistique, son arme de création massive. Cette réminiscence d’une pratique enfantine propre à certains écoliers qui, avec un bouchon de liège évidé et des épingles, fabriquaient de petites cellules pour y enfermer les mouches attrapées pendant la classe, va basculer du champ ludique de l’enfant au champ artistique.
La Cage à Mouches est toujours présentée vide, Mas s’en explique : « il m’a fallu tout un acquis culturel pour éliminer la bestiole et changer sa prison en objet dérisoire et insignifiant » et ce vide lui permet d’interroger le monde, « de tirer un fil et le tout vient, mais c’est du tout venant. Il convient alors de trier sans pouvoir dire « j’ai tout fait » car, étouffer la partie pour montrer le tout, c’est à dire l’œuvre c’est donner de l’air, du grand air et ce n’est pas tout de le dire, il faut le faire ! » De la vacuité de la cage sont nés des objets portant la trace de cet air dont Mas ne manque pas.
Les bulles et les ombres manifestent la présence invisible de cet air qu’on retrouve dans ses propositions suivantes : dans le souffle du « peu », la colonne vide des Versions, dans le vent (de A Vendre), et dans la « Promenade des mots » forcément à l’air libre. Ainsi, à ce jour, de la cage sont sortis : des objets aériens (les bulles, les ombres), des jeux de lettres (le « Peu », les Versions) et des actions (Vendre, Promener).

Les Bulles
Au vide de la cage est associé le vide de l’action : buller, de ne rien faire… Mais pour faire le rien, Mas a adjoint au savon une quantité infime de peinture matérialisant ainsi dans le champ artistique l’esprit de la bulle.
Par son souffle, puis par l’éclatement de cette bulle, Mas obtient sur le papier la trace de ce (presque) rien qui ouvre sur l’expérience : « Quand on fait une bulle de savon, nous savons la bulle, le savoir bulle est le savoir de l’inconscient. »… Alors que la conscience réfléchie n’est rien qu’ « une bulle dans le champagne de l’inconscient ».

Les Ombres
« Pour ne pas rester dans l’ombre, il fallait les maîtriser ! »
Pour donner une épaisseur à l’ombre, Mas photographie des ombres de personnes ou d’objets puis les transpose en les peignant sur une surface plane. Sans jamais s’aventurer vers la silhouette ou l’ombre chinoise, ses ombres ne sont que la trace éphémère (l’effet mère) de l’autre ou de l’objet de désir.
« Après avoir posé les ombres, il s’agit maintenant de les lever ».
Ce faisant, il dénonce les photographes qui se sont emparés de l’ombre des peintres, les architectes qui ne se soucient pas de la qualité des ombres qu’ils engendrent, les psychanalystes qui ignorent la réalité du stade de l’ombre, ceux qui tapis dans l’ombre attendent la proie et… les ombrelles de mauvaise qualité. »
Il nous propose plutôt d’être « l’ombre de nous-même sachant qu’il n’ y a d’ombre que du sujet ».

JEUX DE LETTRES (de l’être)

Les noms du « Peu »
Parmi les 24 lettres de l’alphabet, Mas a élu le « p ». Il aurait pu trouver dans chaque lettre (ou presque) un signifiant : ah, baie, sait, dé, œuf, elfe, geai, hache, hi, gît, cas, aile, aime, haine, eau, pet, cul, air, est-ce, thé, hue, vais, double vé, ixe, hi grec, z’aide. De la séquence (logique) p,q,r, il extrait le p, signifiant du « peu(t) ». Ainsi, d’un souffle, il crée un pouvoir (lié à une quantité) : « La lettre « P », c’est un signifiant qui n’est réductible à aucune partie, aussi il ne « peu(t) » que « prendre partie » comme support pour une surface expressive.
Le LHOOQ (la Joconde de Marcel Duchamp) à des propriétés différentes des éléments qui la constituent, donc le fait qu’elle a « chaud au cul » ne peut être pris au pied de chacune des lettres.
De la légèreté, de la caresse, un vent léger, un sourire, un bien être, une ouverture vers la réflexion, le renvoi d’un : « que veut-il ?»… Un « peu », juste un peu. En fait, je suis dans le luxe avec des matériaux pauvres ! Le plus, le superflu, l’ostentatoire, c’est le paradoxe du « peu » !

Les Versions
C’est encore le vide – celui de la première colonne – qui engendre les deux autres : une double pour le mot décliné en anglais et français, une triple pour l’objet désigné par le mot.
Signifiant – barre (représentée par le vide) – signifié, (S/s) Mas reprend la formule saussurienne reprise et revue par Lacan.
Le signifiant barre le corps, rendant la jouissance impossible.
Partant de l’hypothèse freudienne que « pour tout sujet, il y a un objet aimable fondamental et que tout objet d’amour ultérieur sera qu’un déplacement de cet objet fondamental », Mas évoque à travers son travail la course perpétuelle de l’objet a, objet du désir toujours fuyant.
« Une nouvelle direction pour la CAM : vers Sion… »

ACTIONS

A Vendre
Vendre est un des signifiants majeurs de notre époque, celui qui métonymise le mieux les valeurs d’un capitalisme vieillissant qui a condensé l’économie de marché en un gigantesque casino où les chiffres ont remplacé la valeur (On vend du vent). « A Vendre » est la métaphore d’un nouveau fonctionnement. L’économie libidinale est reliée à l’économie tout court. Mas vend du vent.
Comme tout est « A VENDRE », un simple panneau posé sur une plage, un musée, un pont, une gare, etc., nous interroge sur la valeur… et sur nos valeurs. « J’attrape un regard en le dotant d’une liberté, celle d’imaginer une modification d’un lieu, d’un espace, d’un volume… Je suis un panneauteur. En un sens, je suis aussi un sculpteur, mon outil, c’est le panneau. »

Promener des mots
L’art de Mas est destiné à nous faire faire un pas de côté avec nos petits souliers, à déplacer notre regard, à ne plus prendre les mots au mot, mais à les alléger, à les aérer… C’est pour cette raison que Mas promène les mots, pour leur faire prendre l’air. A l’instar des hommes sandwich, dont l’activité consiste à circuler à pied dans les rues en portant deux placards contenant des message anciennement publicitaires. En 2008, les autorités publiques de Madrid interdisent la circulation des hommes-sandwichs dans la ville car cette pratique leur paraît porter atteinte « à la dignité de la personne ».
Par son nouveau geste, Mas lui rend sa dignité en l’humanisant, lui faisant porter non des messages déterminés à impulser l’achat ou le vote, mais en revenant simplement aux mots, à nous les donner à voir dans leur réalité crue, en les mettant « à nu » en quelque sorte.
« Promener les mots… Je vais me concentrer sur cette activité, ne faire plus que cela : promener des mots, rien que des mots !
Il y a plus de 30 000 mots dans le dictionnaire, alors à raison de deux mots par semaine…C’est une performance minimale, un « Peu » : et j’y tiens…
»

Conclusion

En l’absence d’un sens transcendantal, Mas crée du sens « en donnant un site au temps.» Il participe à organiser le chaos. Tout comme la science, la religion, le droit, l’art permet que « ça » circule.
Mais le « circulez, il n’y a rien à voir ! » s’applique à l’œuvre d’art qui, de fait, jetée en pâture au regard, nous accroche au bord d’un abîme, celui du néant. L’art est une métaphore, Mas travaille sur les métaphores de la métaphore. Ce faisant, il combat les symptômes (signifiants d’un signifié refoulé de la conscience du sujet) et nous propose l’art comme unité de mesure : comme toutes les unités existantes, mais c’est la seule qui est variable, inaliénable, Nietzsche ne disait-il pas : « nous avons l’art afin de ne pas mourir de la vérité ».


par Alain Amiel


Citations de Jean Mas extraites du livre « L’Emergence », Editions Ovadia
Performas, 40 ans d’art d’attitude par Alain Amiel