Le Festival de Cannes (14-25 mai 2024) : Le Palmarès en réponse à une sélection disparate
Au cours des années, la cérémonie de clôture du Festival de Cannes est devenue une manifestation dépassant la simple annonce des prix. Quel que soit le palmarès et la tonalité de la compétition, elle obéit à un rite bien rodé dans lequel sont échangés compliments et remerciements sauf incident de parcours comme ce fut le cas l’an dernier avec le discours de Justine Triet.
Cette année, aucune fausse note !
Dans une sélection où les têtes d’affiche n’ont pas brillé, il était sans doute difficile au jury, présidé par Greta Gerwig, de faire un choix incontestable. Ce palmarès témoigne principalement de la volonté du jury de ne pas oublier une cause, un continent et un style de film, quitte à prendre quelques libertés avec un règlement jadis annoncé comme immuable.
Une Palme inattendue… mais méritée grâce à une travailleuse du sexe.
L’attribution de la Palme d’Or à « Anora » a été une relative surprise, car le Festival de Cannes a rarement l’occasion de donner sa récompense suprême à une comédie. Cet événement constitue la première innovation du palmarès 2024.
Le réalisateur d’« Anora », Sean Baker, n’est pas inconnu à Cannes. Lors de la compétition 2021, il avait présenté « Red Rocket » décrivant le retour d’une ex-star du cinéma porno dans son village natal. « Anora », se déroule dans le même univers, puisque l’héroïne éponyme du titre est pole danseuse et prostituée dans un club de Brooklyn. Elle y rencontre Yvan, fils d’un oligarque russe, censé suivre des cours de management à New-York. Son activité principale consiste à faire la fête avec ses copains. Il est tellement satisfait de la prestation de la jeune femme qu’il l’invite dans la luxueuse villa de ses parents, absent pour le moment. Il s’offre ses services pour une semaine. Au terme de celle-ci, il lui propose de l’épouser. Aussitôt dit, aussitôt fait, les tourtereaux procèdent aux formalités à Las Vegas.
Les parents de l’époux sont alertés par des membres de la communauté russe de New York. Ils sont en route pour les États-Unis avec l’objectif d’annuler le mariage et de ramener en Russie le fils prodigue. Ce dernier décampe en laissant Anora se débrouiller, seule face à trois pieds nickelés au service des parents, chargés de veiller sur l’incontrôlable Yvan et d’écarter l’encombrante bru.
Cette comédie aigre douce est menée à un train d’enfer. Le film de Sean Baker a été rapidement rapproché de ceux des frères Sadfie et des frères Coen. Selon nous, cette comparaison ne rend pas justice à « Anora ». Si la plupart des protagonistes sont caricaturaux, le rôle de l’héroïne interprétée par Mikey Madison est davantage développé. Le film repose entièrement sur l’énergie de ce personnage. D’abord, professionnelle du sexe sachant créer chez son client la dépendance, elle devient une tigresse pour défendre ce qu’elle pense être son avenir conjugal. On peut rapprocher ce personnage des sublimes putains du néo réalisme italien : Giulietta Masina dans « Les Nuits de Cabiria », Anna Magnani dans « Mama Roma », Simone Signoret dans « Adula et ses compagnes » et, bien sûr, Silvana Mangano dans « L’or de Naples »…
Tristesse des infirmières à Bombay
L’indienne Payal Kapadia a obtenu le Grand Prix pour « All we Imagine as Light ». Elle a été découverte en 2021 grâce à son documentaire « Toute une nuit sans savoir ». Son film primé décrit la morne existence de trois infirmières de Mumbai (ex Bombay). La première, Prahba, d’un caractère plutôt réservé est mariée, mais son époux vit en Europe et ne donne donne aucun signe de vie. La seconde, Anu, est plus jeune et plus libérée que son aînée. Elle a un petit ami avec lequel elle ne peut avoir de relations intimes de peur du qu’en dira-t-on. Prahba et Anu partagent le même petit appartement.
La chronique de la vie de ces deux héroïnes engluées dans le corset des conventions sociales et économiques est menée en détail. Les images, aux couleurs saturées du maelstrom urbain, viennent en contrepoint de celles de leurs actes quotidiens à la maison ou à l’hôpital, de leur échanges verbaux et de leurs monologues intérieurs.
« All we Imagine as Light » est l’avatar actuel d’un cinéma asiatique contemporain, jadis brillamment illustré par Apichatpong Weerasethakul, dans lequel l’intrigue est réduite au minimum au profit de la description d’un environnement prégnant sur les personnages.
Les méfaits des cartels du Mexique sont-ils un bon sujet de comédie musicale ?
Tandis que Jacques Audiard a été récompensé par un Prix du Jury pour « Emilia Pérez », ses quatre actrices ont reçu collectivement le Prix d’Interprétation Féminine. Ceci constitue la deuxième et la troisième innovation du palmarès 2024, la coutume étant depuis quelques années de ne pas donner plusieurs prix au même film et d’éviter de récompenser tout un casting. Comme personne n’avait été prévenu, trois interprètes sur quatre était rentrées chez elles. Seule la comédienne trans Karla Sofía Gascón était présente pour recevoir ce prix. D’où une certaine confusion dans le message voulu par le Jury. A-t-il voulu ou non singulariser l’actrice trans ? Il nous paraît évident que la performance artistique d’une ou de toutes les comédiennes du film d’Audiard n’a rien de remarquable comparée à celles d’autres actrices en compétition : Mikey Madison dans « Anora », la jeune Nikiya Adams dans « Bird », Demi Moore dans The Substance et Malou Khebizi dans « Diamant Brut »…
Que dire d « Emilia Pérez », le film ? Il s’agit d’une comédie musicale où la musique est peu présente sauf dans l’ultime scène du film. Quant au scénario, il est d’une grande simplicité. Un baron de la drogue au Mexique, Manitas, pour échapper à ses ennemis et aux autorités, a recours à la médecine de pointe pour devenir femme. Tous le croient mort. Il renaît sous le nom d’Emilia Perès, prétendue cousine lointaine du trafiquant. Grâce à sa fortune, elle essaye de réparer les crimes qu’il avait commis auparavant. Les choses se compliquent quand réapparaissent ses jeunes enfants et son ex-épouse croyant être veuve. Elle est intéressée par le magot de son mari et intriguée par l’intérêt que porte Emilia Pérez à sa progéniture. Manitas-Emilia avait rêvé de changer le cours de sa vie en changeant de sexe, la dure réalité de l’existence est venu fracasser ses illusions.
De nombreux spectateurs de Cannes ont aimé ce film. Lors de sa sortie en salle, ceux qui ont apprécié chez Audiard son approche réaliste de la société dans « Un Prophète » ou « Deepan », adhéreront-ils à sa vision folklorique et désinvolte de la violence que les cartels font subir aux Mexicains ? Si l’on ne fait pas de bons films avec de bons sentiments, on ne peut en faire sans aucun sentiment du tout.
Quand Miguel Gomes mise sur le talent des spectateurs
L’attribution du prix de la Mise en Scène à « Grand Tour » de Miguel Gomes est paradoxale car ce film n’en comporte pratiquement pas.
Le récit est celui de la fuite, en 1918, d’Edgar, fonctionnaire de l’administration britannique à Rangoon, la veille de son mariage. Molly, sa fiancée depuis 7 ans, part à sa poursuite. Au cours de leurs voyages ils traverseront sept pays d’Asie.
Pour raconter cette histoire, le réalisateur a dissocié l’image du son. L’image, une mosaïque de films documentaires contemporains en noir et blanc tournés en Asie, liés ou non au récit (villes encombrées de voitures, marchés, paysages montagneux, pandas dans la nature, etc.).
Le son, une voix off relatant les péripéties des deux voyages ponctués par une musique de variété ou militaire des années trente et cinquante. Périodiquement, image et son sont raccords pendant de courtes scènes, également en noir et blanc, situées dans un décor minimaliste lieu d’une rencontre, d’un accident ferroviaire, etc.
L’objectif de ce dispositif serait-il de créer chez le spectateur un état de rêverie ou de prise de conscience des méfaits de la colonisation ?
À vouloir rapprocher cette œuvre singulière d’autres tentatives de ce genre, la référence évidente est « Son nom de Venise dans Calcutta désert » (1976) de Marguerite Duras dont les images étaient celles des ruines du Palais Rothschild à Boulogne et la bande son celle de son film « India Song » (1975). La dissociation son-image pouvait alors permettre au spectateur de laisser son imagination se déployer en s’appuyant sur le socle d’une fiction qui lui était familière. Cet élément essentiel fait, selon nous, défaut à « Grand Tour ».
Un sujet du Bac : En quoi la dernière œuvre de Rasoulov est-elle sartrienne ?
Puis est advenu la remise du Prix Spécial à l’Iranien Mohammad Rasoulof. Ce prix sans attribution ni dénomination est un Joker destiné à un film de la compétition. Il a été utilisé (ou non) par les différents jurys : en 2023, aucun, en 2022, Prix du 75eme anniversaire, en 2021, Palme d’or d’honneur. En 2019, il s’appelait Mention Spéciale et avait été remis au Palestinien Eila Suleiman pour « It Must Be Heaven », projeté en toute fin du Festival.
Coïncidence, le film de Mohamed Rasoulof, « The Seed of the Sacred Fig » n’a été projeté que la veille du Palmarès, sans doute pour des raisons techniques liées aux conditions dans lesquelles le réalisateur avait fui son pays. Il n’en demeure pas moins qu’il aurait été préférable de lui attribuer un prix attestant des réelles qualités artistiques de son film plutôt qu’une récompense réservée à une cause plutôt qu’à une œuvre.
Pour comprendre l’intérêt et l’importance de « The Seed of the Sacred Fig », il faut revenir à son précédent opus, « Le Diable n’existe pas », Ours d’or à Berlin en 2020. Dans ce film à sketch, l’auteur décrit la vie de gens ordinaires acceptant ou refusant d’être les exécutants de condamnations à mort. Ce thème très sartrien de la responsabilité de chacun est également très présent dans de son dernier film.
Le récit se situe à l’automne 2022, au moment où la jeunesse iranienne descend dans la rue en réaction à la mort de l’étudiante Masha Amini. Imam, fonctionnaire pieux et intègre au ministère de la justice vient d’être nommé enquêteur avec comme perspective celle de devenir juge. Cette promotion lui permettrait d’offrir à sa famille de meilleures conditions de vie. Pour cela, il faut qu’il mette en sommeil sa conscience professionnelle en acceptant notamment de signer des dossiers de condamnation non instruits. Sa famille est constituée de sa femme, Najmeh et ses deux filles. L’aînée, Rezvan, est étudiante, la cadette, Sana, lycéenne. Tandis que les filles participent aux mouvement « Femme, Vie, Liberté », le père devient un des rouages de la répression en cours. Si le père ignore ce que font ses filles et sa femme, ces dernières ne savent rien du rôle exact du père dans les événements en cours. La situation va basculer au cours d’un repas de famille quand chacun s’exprime et que tombent les masques. Ce n’est alors que le début d’une crise familiale dont l’acmé sera digne d’un thriller à la « Shining ».
Ce long métrage ayant été tourné en secret, en contrepoint des scènes d’intérieur, le réalisateur a utilisé des scènes de rues prises pas les téléphones des manifestants ou des sympathisants. Grâce à ce témoignage sur le vif de la répression, le film acquiert une force de conviction qui emporte l’adhésion et explique pourquoi le régime des mollahs juge dangereux l’artiste libre qu’est Mohamed Rasoulof.
Un film d’horreur qui vise juste.
Nous passerons sur le Prix d’Interprétation Masculine attribué à Jesse Plemons dans « Kind of Kindness » de Yorgos Lanthimos, car nous n’avons pas pu voir ce film. Par contre, nous nous intéresserons au dernier de la liste, « The Substance » de Coralie Fargeat. Si la réalisatrice est une jeune française dont c’est le second film et la première sélection à Cannes. Tout le reste (casting, localisation, langue) est made in USA. Ce film a obtenu le prix du scénario. Le scénario n’est pas ce qu’il y a de plus remarquable dans le film, mais, compte tenu du quasi-boycott de la presse dont il a été l’objet, on peut estimer que, grâce à cela, il évite le complet anonymat.
« The Substance » est un film d’horreur féministe. L’histoire est celle d’Élisabeth Sparkle (Demi Moore), populaire animatrice d’une émission de gymnastique et de bien-être. Elle a la quarantaine. Elle est belle et svelte mais les patrons de la chaîne la jugent trop vielle et la congédient brutalement. Elle découvre, grâce à la publicité, un mystérieux traitement auto administrable permettant de « générer une autre version de soi-même, plus jeune, plus belle, plus parfaite ». Elle se procure le traitement, se l’applique et produit un autre corps conforme aux promesses de la publicité qu’elle baptise Sue (Margaret Qualley). Il existe une contrainte : les deux versions d’elle-même ne peuvent fonctionner en même temps. Il faut respecter un rythme hebdomadaire selon lequel quand une version se repose, l’autre est active. Très vite, Sue récupère le job d’Élisabeth et devient aussi populaire sinon plus qu’Élisabeth. La chaîne de télévision investit sur elle, ce qui provoque la jalousie de la version 1. Cette dernière commence à trafiquer la substance pour nuire à sa rivale et, rapidement, elle perd le contrôle du processus pour aboutir à un résultat littéralement monstrueux. La fin du film a été jugée insupportable à regarder par de nombreux spectateurs. Pourtant, ce film n’est pas plus choquant que « Titane » de Julia Ducournau, Palme d’Or 2021 et finalement reste assez drôle. On peut également considérer qu’il est porteur d’un message à destination des femmes qui pourrait être : « Restez comme vous êtes ! Méfiez-vous des tromperies de la chirurgie dite esthétique et des traitements connexes sans retour possible ! »…
Que dire des hommes dans la majorité des films proposés ? Le bilan n’est pas fameux.
L’homme est souvent absent ou en fuite. Il est complice des tortionnaires ou résolu à changer de sexe. Les autres films de la compétition ne font pas monter la moyenne. Par exemple, les deux seuls hommes ayant fait l’objet d’une biographie en compétition sont des modèles de mâles, anti-héros (Trump et Limonov).
Restons positif malgré tout ! Nous sommes donc décidés à continuer à parler des femmes dans la chronique à suivre. Nous présenterons quelques films montrant l’énergie, la détermination et le courage de femmes jeunes ou âgées prenant leur destin en main mais aussi quelques (rares) histoires dont le héros est un « type bien ».
Bernard Boyer
Palmarès des Longs métrages en compétition
Festival de Cannes 2024
Palme d’or : « Anora » de Sean Baker
Grand Prix : « All we Imagine as Light » de Payal Kapadia
Prix du Jury : « Emilia Pérez » de Jacques Audiard
Prix de la Mise en Scène : « Grand Tour » de Miguel Gomes
Prix Spécial : Mohammad Rasoulof pour « The Seed uf the Sacred Fig »
Prix d’Interprétation Masculine : Jesse Plemons dans « Kind of Kindness » de Yorgos Lanthimos
Prix d’Interprétation Féminine : Adriana Paz, Zoe Saldaňa, Karla Sofía Gascón et Selena Gomez dans « Emilia Pérez » de Jacques Audiard
Prix de scénario : Coralie Fargeat pour « The Substance »
Date de sortie des films cités
« Anora »: inconnue
« All we Imagine as Light » : 1er octobre 2024
« Emilia Pérez » : 21 août2024
« Grand Tour » : inconnue
« The Seed uf the Sacred Fig » : inconnue
« Kind of Kindness » : 21 juin 2024
« The Substance » : inconnue