Evénements

Le Nice Jazz Festival peut-il satisfaire deux publics différents ?

Après deux années au ralenti, le Nice Jazz Festival a repris sa pleine activité du 15 au 19 juillet avec toujours la même formule binaire. D’un côté, face à la scène Masséna, plusieurs milliers de spectateurs debout ont pu écouter des groupes ou des individualités donnant dans la pop, le funk, la soul, le rock, etc. De l’autre côté, au théâtre de verdure, quelques centaines d’amateurs de spectacles où l’on est assis, ont eu droit à des concerts de jazz. En réalité, au Festival de Nice, le jazz est partout. Il est aussi quelque fois nulle part. Tout dépend de ce que l’on appelle jazz.

Comme chaque année, nous avons choisi de nous intéresser uniquement aux concerts du théâtre de verdure, non pas par mépris pour ceux de la scène Masséna, mais parce qu’un théâtre semi circulaire où l’on est assis est plus confortable et jouit d’une meilleure acoustique qu’une esplanade où l’on est debout. C’est ce qu’avaient compris les Grecs, aux environs du IIIeme siècle avant JC.

A priori, le programme de l’édition 2022 du Nice Jazz Festival (version assise) n’avait rien de folichon : beaucoup de trios et de chanteuses, des musiciens que l’on voit chaque année ou presque, aucun jeune artiste américain d’avant garde…

En fait ce constat préalable n’était pas justifié car, presque chaque soir, l’édition 2022 nous a offert une surprise, une découverte ou une confirmation.

Nous avons consacré notre chronique à ces dernières.

Un rendez vous manqué avec le jazz sud africain

Nduduzo Makhathini

Le concert du pianiste sud-africain Nduduzo Makhthini était très attendu par les amateurs depuis la publication de son second disque chez Blue Note, « The Spirit of Ntu ». Une distribution efficace de ce produit par le propriétaire du label, EMI, suivie d’une avalanche de chroniques enthousiastes expliquent la curiosité du public. Las ! La major n’a pas fait le job jusqu’au bout. Nous attendions les protagonistes de « The Spirit of Ntu », nous eûmes un quartet tournant aux USA et en Europe depuis quelques mois et composé, à l’exception du batteur, de participants du premier disque de Nduduzo Makhthini chez Blue Note mais pas du second.

La première partie du concert comporta deux morceaux dans un style entre le hard bop et le free jazz avec une forte présence du saxo. Périodiquement, cette suite de solos était émaillée de courtes séquences aux sonorités africaines. Puis le leader prit la parole pour une longue harangue en anglais passant largement au dessus de la tête des spectateurs.

Le concert reprit dans une formule en trio, sans saxo, dans laquelle, on reconnut des thèmes sud-africains, principalement quand le leader se mit à chanter. Le concert se poursuivit par un hommage à Abdullah Ibrahim, suivi d’ un morceau inspiré par Coltrane, dans sa veine spiritual jazz. Le final fut un hommage explicite du quartet à McCoy Tyner dans un style hard bop.

Le pianiste reprit à nouveau longuement la parole, sans doute pour annoncer un nouveau morceau. Malheureusement, des coulisses, il lui fut rappelé que son temps de parole et de musique était terminé.

Nduduzo Makhthini est un homme chaleureux, un pianiste remarquable et un compositeur de premier ordre si l’on se fie à ses disques. Nous espérons le revoir sur scène pour y défendre sa musique et celle de son peuple.

Nduduzo Makhathini : piano

Logan Richardson : saxo alto

Zwelakhe-Duma Bell le Pere : contrebasse

Francisco Mela : batterie

Émile Parisien quintet : la naissance d’un chef

Émile Parisien n’a pas manqué d’aligner l’ensemble de ses musiciens pour présenter son dernier opus, « Louise », dont le titre est une référence à la sculptrice Louise Bourgeois.

Émile Parisien quintet

L’hommage à cette artiste rebelle est sans doute, pour lui, une manière de rompre avec son image de saxophoniste surdoué aux multiples collaborations et d’affirmer sa capacité à conduire un groupe ayant son répertoire et sa couleur musicale propres. En réunissant un brochette de musiciens aux fortes personnalités et aux cultures variées, en prenant moins de solos que d’habitude, il se comporte en leader et non plus en simple virtuose free lance.

Le récital débute par trois compositions d’Émile Parisien.

« Louise », un air très mélodieux empreint de solennité, permet au trompettiste et au guitariste de s’exprimer pleinement..

« Jojo », est joué sur un tempo très rapide dans un style qui doit autant à Charlie Parker qu’à Ornette Coleman. C’est l’occasion pour Émile Parisien et Theo Croker de montrer leur vélocité.

« Memento », ballade au tempo lent, écrite pour la mère d’Émile Parisien, est jouée avec beaucoup de feeling. Le thème est repris plusieurs fois avant les solos. Tandis que Manu Codjia accentue le coté sentimental de la composition, Roberto Negro se livre à une improvisation déstructurée. C’est Theo Croker qui conclura avec un solo également plein d’émotion sur un tempo plus rapide.

« Il Giorno Della Civetta » (le jour de la chouette) composé par Roberto Negro est assez lugubre. Il débute par une introduction plaintive de la guitare. Suit une reprise du thème, les souffleurs et la guitare à l’unisson. Enfin Manu Codjia nous offre un long solo suivi d’une intervention plus brève de Theo Croker.

En final, ils interprètent « Madagascar », morceau funky écrit par Joe Zawinul. Le thème assez bref, joué à l’unisson, est répété de manière incantatoire et permet à chaque musicien de briller. C’est le cas notamment du guitariste et du batteur.

Émile Parisien : saxos

Roberto Negro : piano

Theo Croker : trompette

Manu Codjia : guitare

Joe Martin : contrebasse

Nasheet Waits : batterie

Yessaï Karapetian enfin en pleine lumière

Yessaï Karapetian

A pas tout à fait quarante ans, Yessaï Karapetian, natif d’Arménie, a connu un parcours exemplaire qui l’a conduit des associations culturelles arméniennes de son enfance marseillaise à la Berkeley Music School de Boston. À Paris, devenu un accompagnateur recherché, il monte son propre trio avec son frère Marc. C’est Onefoot, au sein duquel il poursuit ses recherches.

Avec « Yessaï », il passe de trois à cinq et enregistre huit compositions personnelles, plus une, due à son frère. Sa musique est à la fois intense et gaie, libre et rigoureuse, contemporaine et (légèrement)

traditionnelle. Avec les jeunes participants à cette aventure, il est venu à Nice présenter le fruit de son travail avant d’affronter le public marseillais.

Leur premier morceau , « Leçon des Ténèbres » n’a rien à voir avec les Ténèbres qui ont inspiré Couperin. Il évoque le réveil et la lumière plutôt que la mort et les Ténèbres. Le thème, assez solennel, est plusieurs fois répété de manière énergique par l’ensemble du quintet qui sonne rock symphonique. Il est repris par le pianiste en solo, de façon apaisée et cela finit comme on avait commencé.

« Dernier Madrigal »joue sur l’atmosphère. Il plonge l’auditeur dans un univers bucolique où seul le piano affirme sa présence tandis que le saxo et la guitare se font discrets en se contentant de produire quelques nappes sonores. Au final comme avant l’arrivée d’un orage, le niveau sonore augmente. Enfin, il diminue ainsi qu’une porte que l’on ferme.

Le troisième morceau est celui du trio piano-basse-batterie dans lequel les deux frères Karpetian se retrouvent pour un échange dans lequel leur complicité – rivalité est source de joie et de calme après l’agitation de début du concert

Enfin vient « CR7 » jouant sur l’opposition entre un piano subtil et répétitif évoquant Philip Glass et le saxo. Le solo très inspiré du saxo n’arrive jamais à briser la cadence entêtante du clavier.

La découverte de la richesse du travail de Karapetian compositeur et l’engagement de ses compagnons furent pour nous un des sommets de ce festival. S’ajoute celle du saxophoniste, Pierre-Marie Lapprand, remplaçant le titulaire. Sur scène, il a fait preuve d’une implication et d’une générosité inouïe, comme si sa vie en dépendait. Ce jeune homme, quasi inconnu, nous a offert un moment rare dans cette manifestation si formatée.

Yessaï Karapetian : piano

Marc Karapetian : contrebasse

Pierre-Marie Lapprand : saxo ténor

Gabriel Gosse : guitare

Théo Moutou : batterie

Anne Paceo : petite virée chez les sorcières

Anne Paceo

Anne Paceo a choisi, dans son dernier disque « S.H.A.M.A.N.E.S », d’entraîner l’auditeur dans le monde des rêves, des sorcières et des shamanes. Depuis le début de l’année, les compositions de ce CD sont présentées par la batteuse et ses musiciens dans différents festivals dont celui de Nice. Il n’est pas obligatoire d’adhérer à l’argumentaire un peu flou qui la sous-tend pour apprécier la démarche originale de la créatrice et finalement tomber sous le charme de cette œuvre.

Sur scène, l’ambiance est crée par une quasi pénombre progressivement percée par une lumière rouge. Avec « Wide Awake », le concert s’ouvre par la voix de d’Isabel Sörling. Son chant a cappella évoque l’eau de source et le mystère de l’univers dans lequel on est invité à entrer. Intervient alors le Fender Rhodes qui met un peu d’agitation dans ce monde trop calme tandis que monte les pulsations des deux batteurs.

L’hypnotique « From the Stars » renforce le sentiment que l’on assiste à un combat entre les voix et les percutions incantatoires.

La mélodie de « Wishes » est portée par les deux voix. Le chant est accompagné par le saxo ténor dans un registre doux. L’intervention du piano puis du saxo soprano amène le passage à une ambiance plus tendue

Dans « Piel », les deux chanteuses nous content l’histoire de la sorcière Meia Meia, de ses pouvoirs magiques et ses dons de guérisseuse.

Pour « Dive Into the Unknown », après l’exposé du thème par le piano, les deux batteurs créent un climat envoûtant nous préparant au final «  Marcher jusqu’à la Nuit », un chant d’allégresse.

« S.H.A.M.A.N.E.S » est un voyage qui, comme tous les voyages, peut comprendre des moments d’ennui. Néanmoins, il a le pouvoir de charmer l’auditeur en le sortant de son confort pour pénétrer dans l’univers fantastique imaginé par la compositrice .

Les Niçois ont une nouvelle chance de découvrir l’œuvre d’Anne Paceo, le 12 août à Saint Jean Cap Ferrat

Anne Paceo : batterie, chant

Tony Paeleman : piano, Fender Rhodes

Christophe Panzani : saxophones, clarinettes

Isabel Sörling et Marion Rampal: chant

Benjamin Flament : vibraphone, batterie

Michel Portal, la tournée du patron

Michel Portal Quintet 

On ne se lasse pas d’écouter Michel Portal. Il était venu à Nice en décembre 2021, accompagné du seul Bojan Z, dans le cadre de sa tournée MP 85. Il est revenu avec toute sa bande pour la même tournée. Qui s ‘en plaindrait ?

Véritable patron du jazz contemporain de l’hexagone et au-delà, il a joué avec beaucoup de musiciens qui aujourd’hui tiennent le haut du pavé. Il est connu pour son caractère volcanique allant de pair avec son exigence artistique mais aussi sa générosité.

Sur scène, il joue le papy distrait, en fait il a l’oreille partout et communique d’un seul regard avec son compère Bojan. L’humour et la désinvolture qui les caractérisent n’empêche pas la rigueur de régner.

Ils ont interprété divers titres de leur dernier album, « MP 85 », notamment « African Wind », « Full Half Moon » « Desertown » et, en rappel,« Cuba Si , Cuba No ».

Michel Portal : clarinette, saxophones

Bojan Z piano, Fender Rhodes

Nills Wogram : trombone

Bruno Chevillon : contrebasse

Lander Gyselinck: batterie

En définitive, cette cette édition du Nice Jazz Festival (version assise) aura été sauvée de la platitude et de la routine grâce à des musiciens vivant en France, inventifs et dynamiques auxquels les organisateurs de concert locaux pourraient d’avantage penser, en dehors de la période des festivals.

Bernard Boyer