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Festival de Cannes, au-delà du palmarès : d’autres horizons

À coté des quelques films dont on parle parce qu’ils ont été récompensés, il reste un réservoir de plus de cent trente films dans lesquels vont puiser les distributeurs. Ils seront l’ordinaire de nos sorties-cinémas. Nous n’avons pas tout vu et nous sommes en peine de pouvoir parler de tous ceux que nous avons aimés. Nous nous bornerons à attirer l’attention de nos lecteurs sur ceux qui nous ont paru être particulièrement marquants. Ce bref panorama prendra la forme d’un voyage en six étapes.

Première escale Téhéran où une famille se débat dans les difficultés économiques consécutives au bras de fer entre les USA et l’Iran. Deuxième escale, un village de Transylvanie où la population est confrontée aux conséquences de la libre circulation des personnes. Troisième escale, Naples, sa baie et ses maffieux, Quatrième étape, Portland (Oregon) pour vivre les affres de la création chez une céramiste surmenée. Cinquième étape, Salé (Maroc) aux cotés d’un brodeur tourmenté. Sixième et dernière étape : visite d’Haïfa en compagnie d’un escroc et de son copain dépressif

Une famille iranienne en voie de déclassement.

« Leila et ses frères » de Saeed Roustayi troisième film de ce jeune cinéaste iranien (il a 33 ans) a été un des rares coups de cœur quasi unanime de Cannes, cette année.

« Leila et ses frères » de Saeed Roustayi photo Amirhossein Shojaei

Il a été découvert en France au cours de l’été 2021, grâce à « La loi de Téhéran », radiographie sans complaisance de la société iranienne à travers la drogue, sa production, sa diffusion, sa consommation et sa répression. Ceux qui ont vu le film n’oublieront jamais le plan de départ, les familles d’usagers du crack ayant élu domicile dans des grands tuyaux de béton, et l’image de la fin, les trappes des échafauds des prisons s’ouvrant avec un claquement sec.

Comme le précédent film de l’auteur, « Leila et ses frères » s’ouvre sur une scène forte, celle d’une grande entreprise métallurgique interrompant sa production, informant par haut-parleurs les ouvriers de la fermeture définitive de l’usine et priant ces derniers de plier bagages sur le champ. Se produit alors une émeute brutalement dispersée par la police. Parmi les ouvriers, Alireza, un des frères de Leila.

La deuxième scène du film introduit le père, Heshmat, ouvrier à la retraite. Il participe à une réunion d’un conseil des anciens de son clan. Bien qu’il soit le plus vieux, il n’est pas très respecté par les autres vieilles barbes issues de la classe moyenne. Cette assemblée doit choisir le nouveau parrain du clan, fonction essentiellement honorifique consistant notamment à présider les mariages traditionnels. L’usage veut qu’il en soit le principal donateur.

Heshmat réussi à être désigné par l’assemblée comme nouveau parrain en promettant de doter le prochain mariage d’une somme de 40 pièces d’or, les économies de toute sa vie.

La majorité de l’histoire se déroule dans une maison au fond d’une cour, sans air ni lumière, où vit une famille. Celle ci se compose du père, Heshmat, sa femme et quatre de leurs cinq enfants. Les garçons sont Alireza, ouvrier métallurgiste désormais au chômage, célibataire, Farhad, chauffeur de taxi célibataire, et Parviz, balayeur dans un centre commercial de la ville, père de deux enfants. Le quatrième fils, Manouchehr, trafiquant limite délinquant, ne vit pas avec le reste de la famille.

Enfin il y a Leila. Elle est célibataire, travaille au centre commercial comme vendeuse ou comptable. Leila a davantage de caractère et d’idées que ses frères. Elle a un projet. Ayant appris que le centre commercial allait transformer les toilettes en boutiques, elle a réussi à être, en bonne place, sur la liste des candidats à l’un de ces espaces. Pour financer cet achat, elle compte sur les économies de chacun, le taxi de Farhad, la masure de Manouchehr et les 40 pièces d’or du père.

Leila pense que la famille risque de sombrer dans l’extrême pauvreté. Selon elle, la création de cette boutique sauverait la famille de la déchéance.

Le reste du film tourne autour de cette opposition entre deux manières d’éviter le déclassement : maintenir son rang dans le clan avant de mourir ou devenir commerçants. Pendant ce temps, le monde économique bouge autour d’eux et aucun n’a les compétences nécessaires pour faire les bons choix. Nous sommes au printemps 2018 et la décision prise par Donald Trump de se retirer de l’accord nucléaire iranien provoque une forte dépréciation du Rial iranien dont ils seront victimes.

Sans quitter le domaine domestique, celui de l’affrontement entre le père et sa fille, en gardant le ton de la comédie, fût-elle souvent acide, et surtout en restant au niveau de ses personnages, sans les juger, Saeed Roustayi réussit une double performance. D’abord, celle de capter l’intérêt du spectateur pour ses héros pendant les nombreuses péripéties du récit. Enfin et surtout, celle d’établir un diagnostic sur l’état de la société iranienne dont la famille reste un des dernier piliers encore debout avec ses cotés positifs (la protection de chacun) et négatifs (l’immobilisme et le pouvoir patriarcal).

«  RMN » de Christian Mungiu photo Mobra Films

Un village roumain saisi par la peur du (petit) remplacement

Depuis sa Palme d’or « 4 mois, 3 semaines, 2 jours » en 2007 dénonçant la manière dont le régime de Nicolae Ceausescu traitait l’avortement, le cinéaste roumain Christian Mungiu n’a jamais cessé de braquer sa caméra sur les tares petites ou grandes de son pays.

Avec son quatrième film en compétition «  RMN » (en français IRM), il nous emmène dans un village de Transylvanie qui semble réunir tous les facteurs d’explosion sociale : chômage endémique, niveau local des salaires très bas, forte attraction de la force de travail vers l’Allemagne et tension entre les communautés (allemande, roumaine, magyar ).

C’est dans ce village, le sien, que débarque Matthias, peu de temps avant Noël. Il y a peu de temps, il travaillait dans un abattoir en Allemagne mais un coup de boule infligé à un contremaître qui l’avait traité de « gitan » l’a conduit à prendre rapidement la route de pays natal ou personne ne l’attend.

L’ambiance n’est pas à la fête. Son père, Otto, est malade, il doit faire des analyses dans la ville voisine. Son fils, Rudi, a connu une frayeur dans la forêt qui l’a rendu mutique. Sa femme Ana le met à la porte car elle lui reproche de n’avoir rien versé pour l’entretien de l’enfant et d’être revenu sans le moindre cadeau de Noël. Son ex maîtresse, Csilla, est trop prise par son job, la direction de la boulangerie industrielle locale, pour s’intéresser à lui.

La fièvre monte dans le village car l’entreprise où travaille Csilla, dernière activité industrielle locale, a embauché trois ouvriers émigrés sri-lankais ayant accepté de travailler pour un salaire jugé trop bas par les Roumains. Une partie de la population est hostile à leur présence et menace de boycott les produits de la boulangerie.

Pour tenter de faire accepter ces nouveaux venus, le maire et le pope organisent une réunion publique. C’est l’acmé du récit, filmée dans un plan séquence d’anthologie. La réunion mal conduite par les organisateurs dérape en un échange d’injures entre communautés et de propos racistes. Il n’y manque pas une mise en cause du monde entier et particulièrement de l’Europe. On notera que le malicieux Mungiu a réussi à inclure dans l’assemblée un jeune Français n’en menant pas large. Il est le représentant d’une ONG venue compter les ours de Transylvanie.

La dénonciation de la xénophobie de ces villageois vise juste et pourrait être appliquée à des situations que nous connaissons. Néanmoins, on est en droit déplorer le pessimisme et la noirceur générale du film. Dans sa galerie de personnages, on n’en décèle aucun de sympathique. Tous sont essentiellement mus par la recherche de leur intérêt personnel. Même le paysage contribue à l’ambiance. Neige sale, forêts sombres, ciel plombé et lumière blafarde constituent le décor.

Ni la population, ni l’environnement ne donnent envie au spectateur d’aller passer Noël en Transylvanie. Ce n’était pas le but du réalisateur.

« Nostalgia » de Mario Martone photo Mario Spada

Retour à Naples d’un proscrit volontaire

Nostalgie et Naples sont deux mots qui s’associent aisément dans l’esprit de nombreux spectateurs car si l’on est venu dans cette ville, ne serait-ce que pour un jour, on garde à jamais l’envie d’y revenir. C’est donc avec intérêt que fût accueilli en compétition « Nostalgia » de Mario Martone. Ce réalisateur napolitain dont l’essentiel de la production cinématographique se déroule dans cette cité est davantage connu en France pour ses mises en scène d’opéras que pour ses films.

L’histoire est celle de Felice ayant quitté Naples quarante ans auparavant. L’homme mûr à la tenue et aux manières raffinées débarquant dans sa ville natale a fait fortune dans le bâtiment au Liban et en Afrique. Il vit désormais en Égypte où il s’est marié à une femme médecin. Il s’est converti à la religion musulmane. Il revient essentiellement pour revoir sa mère. Il constate que celle ci vit dans un taudis sombre et humide au lieu du grand appartement familial au sommet de l’immeuble. On lui explique qu’elle a été victime d’une manœuvre de la mafia du quartier l’ayant contraint, moyennant une poignée de billets, à accepter cet échange. Il loue un appartement de bon standing où il emménage avec sa mère. Il redécouvre son quartier de la Sanità, ses venelles pavées qui serpentent à travers les collines que parcourent jour et nuit de jeunes motocyclistes aussi bruyants qu’inquiétants. Sa mère ne tarde pas à mourir. À l’occasion de ses obsèques, il fait la connaissance du père Luigi Rega, curé de la paroisse et ennemi déclaré de la Camorra. Ce dernier veut enrôler Felice dans son réseau de familles non corrompues par la mafia tout en le mettant en garde sur les risques que prennent ceux qui s’opposent au système maffieux. Peu à peu, le passé de Felice est dévoilé. Quand il était adolescent, il fréquentait un certain Oreste, un garçon du quartier. Les deux amis ont commis une « grosse bêtise » qui leur a fait risquer la prison. C’est pour cette raison que la famille de Felice l’a envoyé chez un oncle au Liban. Les années ont passé et Oreste qui n’a jamais été poursuivi pour sa « grosse bêtise » est devenu le caïd du quartier.

A partir de ce moment, le film perd une partie de son intérêt car on tombe dans la routine des films sur la mafia. Quel sens peut avoir sa présence à la Sanità ? Doit-il partir ou rester ? Le scénario hésite entre le récit de vengeance, façon « Gomorra », et la méditation existentielle sur cette ville où le sublime côtoie le sordide.

Dès lors, peu intéressé par le sort de Felice, on continue à être subjugué par le décor éternel de Naples filmé avec amour et respect par Mario Martone.

« Showing Up » de Kelly Reichardt photo Allyson Riggs/A24

Une céramiste angoissée à Portland

Il aura fallu attendre 14 ans pour qu’un alignement des planètes favorable permette à la nouvelle star du cinéma indépendant américain, Kelly Reichardt, et au Festival de Cannes de se retrouver. En 2008, Un certain regard avait découvert la réalisatrice grâce à son troisième long métrage, « Wendy et Lucy ». Cette année la compétition a accueilli son huitième, « Showing Up », avec la même équipe que « Wendy et Lucy », l’écrivain Jonathan Raymond comme coscénariste et l’actrice Michelle Williams dans le rôle principal.

Showing up décrit l’ambiance fébrile régnant chez Lizzy, céramiste, pendant les jours précédant l’ouverture de son exposition de statuettes. Nous sommes à Portland, Oregon, ville bouillonnante et créative connue pour ses initiatives en matière écologique et pour avoir l’un des plus fort taux de dépression de ses habitants relativement aux autres grandes villes américaines. Dans sa vaste maison-atelier ouverte à tous, selon la tradition locale, Lizzy tente de mettre une dernière touche à ses sculptures en terre, avant leur cuisson. Dans son labeur, elle est contrariée par un grand nombre d’interventions extérieures et d’obligations de dernière minute. Parmi elles, les visites incessantes de sa voisine et propriétaire, Jo, également artiste. Elle a toujours quelque chose à lui demander comme prendre soin d’un pigeon blessé par le chat de Lizzy. Mais elle se défile quand celle ci la prie de faire réparer le cumulus de la douche. Elle doit veiller sur son père, potier retraité dépressif. Il s’est laissé envahir par un couple de vieux hippies pique-assiettes et leur gros chien. Elle doit garder un œil sur son frère, psychotique, totalement incontrôlable. Sans oublier les contraintes de son gagne pain, participer aux activités d’une école d’art en pleine ébullition créatrice.

Cette accumulation de mini événements menée à un train d’enfer et leurs dialogues ciselés ont toute l’apparence d’une comédie new-yorkaise dans la tradition de Woody Allen. On voit tout autre chose si l’on est attentif au jeu de Michelle Williams, lors des scènes au cours desquelles elle est confrontée au travail des autres, comparé au sien. Beaucoup de sentiments (inquiétude, doute, admiration, respect) sont exprimés dans le regard porté sur les œuvres des étudiants de son école et sur celles de sa voisine, Jo. Ce qui laisse entrevoir chez elle une angoisse habituellement masquée par sa suractivité.

Grâce à d’infimes mouvements de caméra, Kelly Reichardt arrive à accéder à l’indicible, la conscience qu’a (ou n’a pas) une artiste d’exister en tant que telle.

« Le bleu du caftan » de Maryam Touzani photo Les Films du Nouveau Monde/Ali n Productions/Velvet Films/Snowglobe

Le mal être du « maalem » de la médina

Maryam Touzani avait séduit le public d’un certain regard en 2019 avec « Adam », récit d’une amitié et d’une solidarité entre deux femmes et dénonciation de l’attitude de la société marocaine face aux femmes enceintes et célibataires. Cette année, dans la même sélection, elle a présenté « Le bleu du caftan », situé dans le même milieu que le précédent, le monde clos d’une activité traditionnelle dans une médina.

L’histoire est celle d’un trio insolite et d’un métier en voie de disparition. Le métier c’est celui de « maalem » ou maître tailleur de caftan, ces tuniques richement ornées de broderies que les Marocaines se transmettent de mère en fille. Halim (Saleh Bakri) est un « maalem ». Il confectionne des caftans, selon la technique traditionnelle, dans l’arrière salle de la boutique de tissus que son épouse Mina (Lubna Azabal) et lui tiennent, depuis des décennies, dans la médina de Salé. Halim est un homme taciturne et fragile qui préfère au contact avec les clientes la solitude de son travail de précision. Il a un secret qu’il partage avec sa femme. Il est homosexuel et assouvit ses désirs de manière discrète lors de ses visites périodiques au hammam. À part cela, le couple a une relation fusionnelle. Un candidat apprenti, Youssef (Ayoub Messioui), se présente à eux. D’abord réticents, Halim et Mina testent sa motivation et son comportement puis finissent par l’accepter.

La suite du film décrit comment le couple arrive à intégrer ce nouveau venu et la manière subtile avec laquelle Mina parvient, au seuil de la mort, à aider son mari à se libérer de son sentiment de culpabilité. Le sort réservé au un caftan couleur bleu pétrole est une trouvaille du scénario qui arrive avec une maîtrise de « maalem » à unir le fil d’un récit sur l’intimité d’un couple à celui de la description d’un métier noble et enfin à celui de la stigmatisation de l’hypocrisie et de l’intolérance de la société vis à vis de l’homosexualité.

« Mediterranean Fever » de Maha Haj photo Dulac Distribution

Scènes de la folie ordinaire à Haïfa

Après « Personal Affairs » en 2016, la cinéaste palestinienne Maha Haj a été, à nouveau, présente à Un certain regard cette année avec « Mediterranean Fever », comédie psychologique se déroulant à Haïfa.

À la différence de la plupart des films en provenance de Palestine ou d’Israël que l’on voit à Cannes, il n’est question ni du conflit, ni de la situation politique mais de la vie courante.

Walid est un quadragénaire palestinien marié à une infirmière et père de deux enfants. Ils habitent un confortable appartement en bordure de mer. Il ne quitte pas la maison car il est censé soigner sa dépression et écrire un roman. En réalité, il s’occupe un peu des tâches ménagères, n’écrit pas une ligne et passe la plupart de son temps au lit. L’arrivée d’une famille israélienne dans l’appartement d’à coté perturbe Walid. Alors que l’épouse et les enfants du voisin quittent leur logement pour le travail et l’école, le mari, un certain Jalil, reste à la maison et pousse sa radio à fond. Les premiers contacts entre les deux hommes ne sont donc pas très chaleureux. Jalil est un petit escroc qui ne manque pas de joie de vivre ni de ressources. Il arrive à séduire ses voisins, y compris le sombre Walid, et à devenir indispensable en rendant de menus services. Progressivement, les deux hommes deviennent amis et le reclus découvre la vie tumultueuse de son voisin dont l’activité est la remise en état d’appartements, la traque de ses rares débiteurs et l’évitement de ses nombreux créanciers. Jalil cherche à entraîner Walid dans une ou deux combines mais ce dernier ne mord pas à l’hameçon. Ce qui se joue entre eux n’est pas la réussite ou l’échec d’une arnaque mais une question de vie et de mort.

Le récit quitte le domaine de la comédie sociale pour basculer dans l’univers de Patricia Highsmith.

On retient son souffle et cela finit dans un éclat de rire, si l’on est amateur d’humour noir. A coté de d’Elia Suleiman, dont elle fut l’assistante, il faudra désormais compter avec Maha Haj, son sens du dialogue et son grain de folie.

Bernard Boyer

Date de sortie des films cités :

« Leila et ses frères » : le 24 août

«  RMN » : inconnue

« Nostalgia » : 23 novembre

« Showing Up » : inconnue

« Le bleu du caftan » : inconnue

« Mediterranean Fever » : inconnue