Martine MONACELLI : Entretien avec Johanne LINDSKOG et Jeanne PILLON
« Fanny TRACHEL et Charlotte de ROTHSCHILD : Deux figures oubliées du collectionnisme féminin »
Une exposition – Vivre pour l’art : les collections Trachel et Rothschild à Nice – déployée sur trois sites, le Musée des Beaux-Arts, Jules Chéret1, le Palais Lascaris, le musée Masséna et la bibliothèque de Cessole à Nice (Du 24 novembre 2023 au 28 avril 2024 ), a mis à l’honneur le collectionnisme féminin qui, loin d’être exceptionnel dans l’histoire des collections, est encore largement méconnu. Si de nombreuses femmes, comme Gertrude Stein, Peggy Guggenheim, Bertha Palmer, les sœurs galloises Gwendoline et Margaret Davies, Nélie-Jacquemart André ou la Marquise Arconati Visconti pour n’en citer que quelques–unes, se sont particulièrement distinguées dans cette pratique sociale, en revanche Fanny Trachel, Charlotte et Béatrice de Rothschild, pourtant figures majeures du collectionnisme ont peu été célébrées2. L’ampleur et la diversité de leurs donations (entre 1888 et 1912, plus de 1700 œuvres, allant de l’Antiquité au XIXe siècle, aux typologies très variées : objets archéologiques, céramiques, sculptures, dessins, estampes, aquarelles, mobilier, textiles, et un ensemble de panneaux de cuirs dorés unique en France, datés de 1142 et 1513…) méritait bien qu’on leur consacre enfin une manifestation. A cette occasion nous avons rencontré Johanne Lindskog, directrice du Musée des Beaux Arts, et Jeanne Pillon responsable des expositions, pour évoquer tout spécialement le rôle joué par Fanny et Charlotte, amies et artistes elles-mêmes et, à travers elles, des mécènes et des donatrices en général dans la constitution du patrimoine muséal local et national.
Martine MONACELLI : Définissons peut-être pour commencer ce qu’est une collection d’art.
Johanne LINDSKOG : Ce n’est pas une question simple ! Disons qu’une collection privée c’est un ensemble de « choses » rassemblées selon des choix personnels d’une ou plusieurs personnes, soit dans un but d’étude, avec une approche scientifique, soit esthétique et formelle, qui fait résonner entre eux ces objets manufacturés, et parfois également dans un but d’ornementation des belles demeures, comme celles des Rothschild. La collection d’un musée en revanche est la sélection d’œuvres dont on considère qu’ils ont du sens pour le collectif et pour la société, qu’elles sont les témoins et les révélatrices de certaines périodes historiques, ou qu’elles ont une valeur esthétique et technique telle qu’elles méritent d’être conservées pour les générations futures. C’est ce que l’on appelle « l’intérêt d’art et d’histoire », qui justifie qu’elles soient mises à la disposition du public.
Martine MONACELLI : La collectionneuse est-elle une simple amatrice d’art qui rassemble ces œuvres ou ces objets pour sa propre satisfaction, sans penser nécessairement à la postérité ?
Johanne LINDSKOG : Je pense que les deux sont liés et ne s’excluent nullement : nos collectionneuses ont été élevées dans des milieux où l’art était omniprésent et leur goût se forge à ce contact, partant elles poursuivent la tradition reçue en héritage mais, animées par le désir de partager ces œuvres avec le plus grand nombre, elles perpétuent le mécénat familial et les donations en faveur des musées. Charlotte offre ainsi la très rare collection de Judaïca (collection Isaac Strauss) à un musée afin de faire connaître la culture juive ancienne. Elle a aussi peut-être inclus certaines de ses œuvres dans le fonds Trachel qui sera plus tard légué par Fanny. C’est en cela qu’on peut parler de lien organique entre les collections Rothschild et Trachel. C’est sans doute de cette façon indirecte que Charlotte fait une donation au musée de Nice.
Martine MONACELLI : Parlez-nous de l’artiste Charlotte de Rothschild, mécène
Johanne LINDSKOG : D’après Pauline Prevost-Marcilhacy (Les Rothschild : une dynastie de mécènes en France, 2016), Charlotte était quelqu’un de très discret et tenait à le rester. Il y a chez elle une forme d’effacement… De son vivant, elle ne souhaitait pas à ce que son nom soit mentionné comme donatrice sur les cartels. Mais aujourd’hui notre musée, comme beaucoup d’autres, juge indispensable de le faire.
Jeanne PILLON : Si Charlotte de Rothschild n’a jamais fait étalage de sa collection, Paul Leroi, le marchand, collectionneur et critique d’art belge, le faisait toutefois pour elle dans les deux revues qu’il dirigeait et que finançait la famille. Il y faisait la publicité de leur politique de mécénat et des aquarelles de Charlotte. Cela finit par la contrarier et par souci de discrétion, elle tenta de faire cesser ces articles élogieux à son égard. N’obtenant pas gain de cause, elle finit d’ailleurs par couper les ponts avec lui.
Martine MONACELLI : Comme le suggère le titre de cette exposition, les collectionneuses sont-elles des femmes qui ont « vécu » pour l’art ?
Johanne LINDSKOG : Elles ont vécu pour l’art, c’est indéniable. Charlotte de Rothschild va dès son plus jeune âge développer un penchant pour l’art, se former au dessin, suivre des cours, faire des copies dans les musées, acheter des tableaux et verser des rentes aux artistes de leur choix, et les exposer. Fanny, la sœur d’Hercule, est plasticienne, elle est représentée de dos sur une petite aquarelle en train de dessiner ; elle joue du piano comme toutes les jeunes filles de bonne famille, peut-être d’ailleurs les partitions de Charlotte, amie de Chopin et Rossini, qui était aussi musicienne et compositrice ! Fanny a peut-être peint également et son travail a peut-être été perdu ou détruit. Elle gère la collection de ses frères, et en fera donation en intégralité pour en assurer la postérité. Dans sa donation elle précise que la somme léguée doit servir à la fondation d’une école d’art publique et gratuite pour filles– dont sortira par exemple Emma Ségur-Dalloni qui deviendra portraitiste à Paris. Il y a aussi une autre Fanny Trachel, la nièce d’Hercule et Fanny (la donatrice), aquarelliste elle aussi, qui en assurera la direction pendant plus de 30 ans et consacrera sa vie à l’enseignement de la pratique artistique. Malheureusement elle ne fut pas toujours reconnue selon son mérite.
Jeanne PILLON: En effet, Fanny (la nièce) est d’abord engagée comme professeur lors de la fondation de l’école en 1908, mais en devient vite la directrice. Trente ans plus tôt, une école nationale d’Arts décoratifs s’était ouverte à Nice et n’accueillait d’abord que les garçons et avant d’ouvrir l’année suivante une section pour filles, qui ne sera reconnue officiellement que huit années plus tard. Dans l’école où exerce Fanny, le phénomène inverse se produit : une école composée exclusivement de filles et dirigée par une femme, commence à attirer les garçons en raison de sa renommée ! Une section masculine est alors créée, avec à sa tête un directeur qui, jusqu’à sa mobilisation en 1914, éclipse le travail de Fanny. En son absence Fanny assure la direction des 2 sections, jusqu’à son retour de la guerre, ce qui lui vaut enfin d’être appréciée à sa juste valeur.
Les Trachel sont, en outre, très impliqués dans le théâtre niçois. Hercule était comédien et chanteur ; il se produisait sur scène avec ses frères et il est fort probable que Fanny ait joué la comédie. Charlotte, elle, revendique en effet très tôt sa volonté d’être peintre et aquarelliste. Elle co-fonde la Société des aquarellistes français et va exposer aux salons de Paris et en province ; à Nice, elle sera membre fondatrice de la Société des Beaux-Arts de Nice où elle exposera les aquarelles de Scafatti en 1881 et 1882. Des aquarelles et des gravures jusqu’à présent inédites ont été identifiées parmi les œuvres de la collection des Trachel grâce aux recherches menées pour l’exposition. Bien que nous n’ayons aucune trace d’achat d’œuvres d’art par Fanny Trachel (la donatrice), il est probable qu’elle ait participé à la collection. Elle en était en tout cas la gestionnaire et, lorsqu’elle en hérite (son frère l’ayant nommée légataire universelle de ses biens mobiliers et immobiliers), elle se charge de l’entretien des œuvres, de leur agencement, de leur vente, et prend seule la décision de les léguer au Musée après sa mort (une partie de l’héritage échappant alors à la famille). Sa volonté de transmission est évidente.
Martine MONACELLI : Est-ce qu’on peut considérer qu’être collectionneuse est une forme d’émancipation, de puissance ? Certaines historiennes parlent même de « matronage », postulat évidemment connoté politiquement.
Jeanne PILLON : Lorsque Fanny a annoncé qu’elle avait fait un testament qui excluait ses neveux et nièces, sa famille a tenté de la faire passer pour folle afin d’invalider le legs ; Fanny a donc fait preuve de sa puissance et de son courage en résistant aux pressions et en affirmant sa volonté propre. Il y a aussi de la force dans la volonté de transmission de Charlotte, bien que sa discrétion ait rendu ses actes méconnus du public, déjà visible dans son statut social et son pouvoir économique.
Johanne LINDSKOG : Leur puissance est économique ou psychologique. Elle reflète une personnalité forte. Fanny avait des idées bien arrêtées. Je n’ai pas le sentiment qu’elles aient eu besoin d’émancipation. Leur collection reflète leur personnalité, mais n’est pas un instrument d’émancipation. C’est davantage le prolongement d’une tradition dans une classe aisée. Betty, la mère de Charlotte, s’intéressait déjà à l’architecture et l’ameublement de ses demeures par des pièces d’une grande valeur artistique. En outre, nous tenons à (r)établir la vérité historique, celle de la mixité des sexes ; ces femmes vivaient en bonne harmonie avec des hommes et agissaient de concert avec eux. Pas de posture idéologique chez elles ; elles participent à ce qui se fait… Elles n’ont pas encore de droits égaux à ceux des hommes (elles ne peuvent pas acheter de biens immobiliers par exemple) mais elles ne sont pas en rupture avec leur classe sociale ni leur condition.
Jeanne PILLON: Les frères de Charlotte et particulièrement Alphonse sont eux-mêmes de grands collectionneurs et donateurs ; ils apprennent les uns des autres et accomplissent les mêmes actions par passion, sans distinction de sexe.
Martine MONACELLI : Collectionner de l’art est-il pour ces femmes l’expression d’une identité propre ? Etant donné l’intérêt pour les arts décoratifs et les bijoux peut-on identifier une manière de collectionner liée au genre que d’aucuns soutiendraient volontiers ?
Johanne LINDSKOG : Non, il ne nous semble pas qu’une femme collectionne différemment d’un homme. Ce dont ces collections nous parlent, ce sont leurs goûts, leur puissance économique et leur volonté de philanthropie.
Jeanne PILLON : Par manque de recul il est encore difficile de distinguer une identité précise à Charlotte à travers son œuvre et sa collection. Néanmoins elle ne poursuit pas par exemple la collection de peintres flamands constituée par son mari et s’en défait.
Johanne LINDSKOG : Dans le cas de Marie Bashkirtseff nous avons son journal intime, qui témoigne explicitement de son militantisme féministe. Mais n’ayant pas une telle source pour Fanny Trachel et Charlotte de Rothschild, nous ne nous sentons pas autorisées à nous prononcer si précisément sur leur psychologie.
Jeanne PILLON : Je rajoute que Charlotte a bénéficié de l’enseignement traditionnel donné aux jeunes filles (les arts d’agrément : danse, piano, dessin) mais elle a demandé à suivre des cours plus approfondis dans tous ces domaines. Charlotte est bien plus qu’une aquarelliste, elle aime et s’entoure d’art : dans ses maisons hôtels particuliers et châteaux elle a toujours une pièce-atelier où elle place ses œuvres préférées dont elle profite seule.
Johanne LINDSKOG : Il y a tout de même une expression forte de son identité dans son rapport à la judéité (notamment l’achat de la collection de Judaïca) ; sa philanthropie, comme celle de ses frères est une forme de lutte contre l’antisémitisme, notamment pour changer l’image du banquier juif avare. La famille a donné 130 000 œuvres en France facilitant l’accès du public à l’art.
Martine MONACELLI : Pouvez-vous à présent expliquer à nos lecteurs comment est née l’idée de cette exposition ?
Johanne LINDSKOG : Quand je suis arrivée au Musée il y a environ quatre ans j’ai immédiatement travaillé sur l’histoire des collections et devant l’importance considérable et l’intérêt de la collection Trachel je m’étais mis en tête d’un jour l’étudier sérieusement. Et lorsque le moment est venu dans la succession des projets de le faire, nous nous sommes aperçues, notamment grâce aux archives qu’il y avait un lien très fort avec les Rothschild, des liens organiques entre les deux familles. Pour en avoir une vision juste, notamment de la façon dont la collection avait été constituée, il fallait les étudier de concert. En comparant les legs souvent consécutifs de ces deux familles on comprend mieux la spécificité de cette collection, très éclectique.
Martine MONACELLI : A-t-il été facile de réunir les œuvres que vous souhaitiez exposer ici ?
Jeanne PILLON : Le legs Trachel étant constitué de plus de 1600 œuvres nous avons beaucoup puisé dans nos ressources, augmentées de prêts provenant de la Bibliothèque Romain Gary, du Musée d’Archéologie et des deux autres sites mentionnés ci-dessus qui abritent l’exposition, lieux où le legs a été réparti au fil du temps et de la création de ces institutions. D’autres proviennent de prêteurs privés, collectionneurs des œuvres de Charlotte, accessibles par le réseau des collections privées ou grâce aux maisons de ventes aux enchères qui servent alors d’intermédiaires, et nous avons eu un prêt exceptionnel du musée d’Orsay – le portrait de Charlotte par Jean-Léon Gérôme !
Martine MONACELLI : Venons en plus précisément aux relations entretenues par nos collectionneuses. Vous n’avez pas, avez-vous dit, de traces archivistiques de celles qu’auraient pu entretenir Fanny Trachel et la baronne Béatrice de Rothschild (Mme Ephrussi), en revanche l’on sait qu’elle était très proche de Charlotte de Rothschild, tante de Béatrice ; comment a-t-elle rencontré cette femme issue d’un milieu social très différent du sien ?
Jeanne PILLON : Fanny Trachel connaissait Charlotte car elle était l’élève et amie de son frère Hercule rencontré en 1858 et avec lequel Charlotte, partait chaque année en villégiature à travers l’Europe (Suisse, Autriche, Italie, Allemagne, Belgique) et dans les stations thermales en France, accompagnée de son époux Nathaniel et de ses enfants, y compris après son veuvage, et cela jusqu’en 1871. Ils peignaient côte-à-côte, choisissaient ensemble les points de vue, Hercule esquissant parfois la trame d’un dessin pour Charlotte. La riche correspondance échangée entre les deux aquarellistes, l’aristocrate parisienne et le paysagiste niçois, témoigne de leur profonde complicité artistique, de leur proximité thématique et technique, mais aussi de l’affection sincère de Charlotte pour Fanny, la sœur d’Hercule, dont la santé (fragile) et les progrès au piano semblent l’avoir beaucoup préoccupée, et qui a bénéficié de sa grande générosité ; au moment du décès du peintre en 1872, elle rachète tout son fonds d’atelier, non pour se l’approprier mais probablement pour justifier le versement d’une rente à Fanny qui vit alors très modestement. Une grande partie du fonds à présent légué au Musée par Fanny porte d’ailleurs les initiales CR mais Hercule étant mécéné par Charlotte il est possible que certaines œuvres peintes ensemble au cours de leur voyage aient déjà été la propriété de Charlotte. Proche des enfants de Charlotte, Hercule a probablement aussi été le professeur de dessin de son fils Arthur de Rothschild.
Martine MONACELLI : Observe-t-on parfois une rivalité, une compétition, entre collectionneuses, pas entre Fanny et Charlotte, mais en général, avec d’autres femmes comme Nélie Jacquemart par exemple ?
Jeanne PILLON : On ne peut pas dire cela, d’ailleurs Nélie était le professeur de Charlotte et leur relation ressemble à celle qu’Hercule et Charlotte ont développé, c’est une relation de maître à élève qui se transforme en amitié.
Johanne LINDSKOG : Difficile d’être affirmative. Par manque d’archives ou parce que le champ du collectionnisme féminin n’a pas encore été bien étudié, nous en sommes au stade du défrichage. Nous nous penchons actuellement sur ce que signifie être une femme artiste à Nice dans les années 1880 (on en a découvert plus de 600 très actives, reconnues et exposées entre 1878 et 1908 !).
Martine MONACELLI : Pas vraiment étonnant pour quiconque travaille sur l’histoire de l’émancipation féminine, les femmes ont toujours été partout, dans beaucoup de domaines, aux côtés des hommes, dont beaucoup les ont soutenues …Une question se pose à propos de l’achat ou de l’acquisition des œuvres par ces collectionneuses, comment Charlotte a-t-elle constitué la sienne ?
Johanne LINDSKOG : Comme aujourd’hui, les collectionneuses pouvaient acheter directement tout ou partie d’une ensemble détenu par d’autres collectionneurs, lors de ventes publiques et surtout dans le cas de Charlotte notamment, à l’occasion des salons, qui étaient l’équivalent des foires d’art contemporain de nos jours, afin de soutenir les artistes exposants de son temps, et également chez les antiquaires découverts lors de ses nombreux voyages. Charlotte se rend par exemple spécialement à Rome avec ses frères à la prestigieuse vente de (feu S.E. le cardinal) Fesch de 1845, un prélat Corse, dont la collection magistrale d’art ancien sera vendue en plusieurs épisodes, et reproduit d’ailleurs certains des tableaux répertoriés par le catalogue.
Martine MONACELLI : La collection constituée par Charlotte a-t-elle une spécificité propre qui la distingue d’autres collectionneuses ?
Jeanne PILLON : Plusieurs ilots distincts apparaissent en effet : un intérêt particulier pour les Vierges à l’Enfant, partagé par Béatrice, pour les Primitifs italiens, négligés par les historiens d’art, et qu’elle est une des premières à faire redécouvrir. Elle achète une Vierge à l’Enfant du Maître de la Nativité de Castello, disciple de Fra Filippo Lippi, et l’offre au Louvre. Cette œuvre figure en arrière-plan d’un portrait en pied de Charlotte commandé à Jean-Léon Gérôme, peint dans son atelier.
Martine MONACELLI : Charlotte savait donc repérer les œuvres d’art dignes d’intérêt comme le ferait aujourd’hui un critique averti ? Voyait-elle aussi ces acquisitions comme de bons investissements ?
Jeanne PILLON : Selon moi il ne s’agit pas d’investissement puisqu’elle le faisait contre l’avis des experts du moment. C’était donc un signe d’un goût personnel affirmé pour des œuvres qui rencontreront en effet, plus tard, l’intérêt des historiens d’art et du public.
Johanne LINDSKOG : Jamais elle n’explique ses choix, donc difficile à dire, sauf qu’elle fut visiblement précurseure dans ce domaine, y compris dans la peinture du XVIIIe siècle (particulièrement Chardin) tombée en désamour au siècle suivant. On peut la comparer à Berthe Morisot sur ce point.
Jeanne PILLON : En fait, elle cesse d’acquérir les Primitifs italiens après le décès de Nathaniel, ce qui a conduit Pauline Prevost-Marcilhacy à penser que ces achats étaient communs aux époux. Elle se tourne alors vers les œuvres du XVIIIe siècle, affirmant ainsi sa personnalité et son individualité par ses choix propres. Elle acquiert des bijoux, des meubles et ces fameux objets en cuir doré (que l’on trouve aussi dans le legs Trachel) légués par testament en 1899 au musée des Arts décoratifs de Paris qui jusqu’alors ne possédait pas d’ensemble représentatif dans le domaine du cuir. La présence de très belles œuvres en cuir dans la collection Trachel est l’un des aspects de ces choix artistiques communs aux deux familles.
Martine MONACELLI : Pour terminer notre échange comment évaluer le rôle de Fanny et Charlotte dans l’histoire des collectionneuses ?
Johanne LINDSKOG : Je répondrai sur l’ensemble des collectionneuses plutôt que pour ces deux femmes-là, car les collectionneuses ont dû toujours exister, mais elles ont été invisibilisées. Le récolement des collections des musées n’est pas achevé, mais plus on cherche plus on trouve de femmes collectionneuse et donatrices dans l’histoire des musées. Et les femmes ne sont pas prédominantes dans les legs du musée mais occupent une place importante. J’ajoute que les femmes collectionneuses et donatrices forment un ensemble très hétérogène : elles ont des motivations très différentes, certaines sont modèles, d’autres artistes, d’autres femmes d’artistes, ou simplement collectionneuses. Ce qui est frappant dans le cas de Charlotte et Fanny, c’est que ces deux femmes sont issues de milieux sociaux très différents.
Jeanne PILLON : L’ensemble entretenu, géré, ordonnancé par Fanny fait sens. A ce titre, c’est une démarche de collectionneuse même si elle a hérité des œuvres de ses frères. En tout cas l’ampleur et le caractère remarquable des collections de ces deux femmes marque un tournant dans l’histoire de la collection du musée. Nous lançons un appel à la recherche pour que soit étudiée plus amplement l’histoire de ces objets autant que de celles qui les ont rassemblés…
Martine Monacelli
1 Ce Musée situé dans la 5e ville de France possède plus de 12 000 œuvres qui couvrent 8 siècles d’histoire de l’art.
2 Le podcast de la table ronde détaillant les collections de ces trois femmes est disponible sur Radio Nizza.