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Festival de Cannes 2022, Palme et découvertes

La 75eme édition du Festival de Cannes qui s’est déroulée du 17 au 28 mai dernier atteste une réelle reprise en termes de fréquentation, après l’interruption de 2020 et l’édition estivale post pandémie. Sur le plan artistique, ce fut une année moyenne. Les différentes sélections in et off ont offert un large éventail de longs métrage, venus du monde entier parmi lesquels de nombreux premiers films. La plupart étaient intéressants mais aucun n’était exceptionnel. Ainsi la sélection en compétition n’a pas offert au public de films capables de susciter un enthousiasme voire une polémique auxquels nous a habitués Cannes.

Dans les deux parties de notre chronique, nous nous intéresserons d’abord au palmarès en demie teinte, ensuite à des films qui, selon nous méritent que l’on en parle et surtout qu’on les diffuse.

1. Festival de Cannes : une palme amère

« Sans filtre » (Triangle of Sadness) de Ruben Östlund photo Plattform Produktion, Coproduction Office

L’attribution de la Palme d’or à « Sans filtre » (Triangle of Sadness) du Suédois Ruben Östlund est-elle conforme à ce que l’on attendait d’un Jury dont le président Vincent Lindon est connu pour ses opinions progressistes en matière sociale ?

Les déçus et les mécontents devront s’y faire, le jury du Festival de Cannes prend ses décisions à la majorité. De plus, ce choix ne constitue pas une surprise. D’après les publications internes au Festival (Film Français, Screen, etc;) publiant les avis des critiques, la côte de « Sans filtre » était excellente.

Itinéraire d’un auteur qui n’aime pas ses héros

Ruben Östlund, a réussi à 48 ans l’exploit d’obtenir deux Palmes d’or, performance que seuls huit cinéastes ont accompli avant lui.

Dans ses deux premiers films présentés à Cannes, « Play » (2011) et « Snow Therapy » (2014), il est arrivé à captiver le public avec la description des médiocres mésaventures de ses anti héros. Dans le premier, il décrit un groupe de citoyens suédois incapables de venir à bout des actes délictueux commis par une bande de jeunes émigrés africains. Le second raconte l’histoire d’un père de famille en vacances dans les Alpes ayant abandonné les siens au moment où une avalanche menaçait d’ensevelir le restaurant d’altitude dans lequel ils déjeunaient.

La caractéristique de ces films est la totale absence d’indulgence de l’auteur–démiurge pour ses personnages.

Sa misanthropie se confirme dans le troisième film sélectionné à Cannes, « The Square », Palme d’or en 2017. Il y montre une autre forme de son talent, celle de pouvoir étendre sa vindicte du particulier au général. Non seulement, il décrit les tourments intimes d’un directeur de galerie, mais encore il bombarde ce dernier d’une avalanche de catastrophes, scandales et autres fâcheux incidents pour parvenir à un dénigrement sans nuance de l’art contemporain.

Sa dernière œuvre, « Sans filtre », marque une étape supplémentaire dans l’élargissement de son champ de tir.

« Sans filtre » ou la tentation du trash

Les premières minutes du film sont une description désopilante des préparatifs d’un défilé d’un groupe de mannequins masculins. Elles sont suivies par une scène au restaurant où s’affrontent un homme et une femme, tous deux influenceurs, jeunes, beaux et sans scrupules. L’enjeu de leur joute verbale est de savoir qui va payer le repas. C’est drôle comme un dialogue de Sacha Guitry.

Sans transition, on retrouve nos deux protagonistes dans un bateau de croisière, comme invités. On quitte alors le domaine de la comédie légère. Le réalisateur nous plonge dans le petit monde de ce navire : de très riches individus vulgaires ainsi que l’équipage et le personnel serviles. Les présentations effectuées, selon le mode de construction dramatique qui lui est personnel, Ruben Östlund soumet ses personnages à toutes les misères petites et grandes rencontrées en mer, des wc bouchés au naufrage.

Le dernier acte de ce jeu de massacre est révélateur de la vision de la société de l’auteur. Il jette quelques rescapés dans une crique qui semble être déserte. Dans la situation de Robinson, ces derniers ne savent inventer qu’une société de dominants et de dominés.

Chez Ruben Östlund, l’espoir n’est pas de mise…

Le choix de la palme d’or n’est pas la seule singularité de ce palmarès aussi copieux (9 récompenses sur 21 candidats) que difficile à décrypter car il est impossibilité d’y déceler une approche globale, chaque prix ayant sa logique propre.

Le Grand prix ou l’énigme de la double disparition du scénario

« Close » de Lukas Dhont photo kris-dewitte_menuet

Le Grand prix est une sorte de lot de consolation pour des candidats malheureux à la palme d’or ou pour encourager un talent émergeant. Il a été partagé entre deux cinéastes : l’expérimentée Claire Denis et le presque débutant Lukas Dhont. Le point commun des deux films est de faire l’impasse sur les événements importants de leur récit.

Claire Denis a adapté « Des Étoiles à midi » de l’écrivain confidentiel Daniel Johnson, récit situé au Nicaragua en 1978. Elle se démarque du genre « film de journaliste dans un pays exotique » dont les plus fameux spécimens sont « L’année de tous les dangers » ou « Un américain bien tranquille ».

Comme dans ces œuvres de référence, « Des Étoiles à midi » comporte un bouleversement historique latent, un journaliste, des espions et des militaires. Néanmoins, Claire Denis ne s’intéresse ni à la révolution à venir, ni au rôle joué dans celle ci par ses personnages. Elle se préoccupe uniquement du sort de son héroïne, Trish, journaliste américaine sans papier en mode survie. Trish est réduite à se prostituer pour ne pas être arrêtée ou simplement pour pouvoir prendre une douche. Au début du film, elle a une brève aventure avec un certain Daniel, Britannique se disant employé d’une compagnie pétrolière. Débarque alors un agent de la CIA, prétendument consultant, qui cherche à entraîner Trish à trahir Daniel. Tandis que rôde le sous lieutenant Varangas, son amant et geôlier qu’elle traite comme un vieux copain.

« Des étoiles à midi » de Claire Denis photo 2022 Curiosa

Le film dure 2h15, l’intrigue est minimaliste pourtant on ne s’ennuie pas si l’on accepte de suivre Claire Denis là elle veut nous mener : dans la contemplation d’une place de village tropical, dans un bar où se déguste un cocktail local et dans l’attente qu’un événement arrive.

En 2018, le Belge Lukas Dhont avait obtenu la caméra d’or pour « Girl » présenté à un certain regard. Ce film décrivait le calvaire d’un transgenre suivant une formation de ballerine et confronté à la lenteur de son traitement hormonal.

Son second long métrage, « Close », sélectionné en compétition cette année, est également un film sur l’adolescence.

Deux adolescents charmants, un grand blond (Léo) et un petit brun (Remi), sont liés par une amitié aussi forte qu’exclusive. Ils courent dans les champs de fleurs de leurs parents, horticulteurs, dans la lumière dorée de la fin d’un jour d’été, image digne d’une publicité pour un déodorant.

À la rentrée, Lèo ressent une certaine gêne vis à vis des gestes de proximité de Rémi en public. Il prend ses distances car ils sont désormais au lycée et les filles et les copains posent des questions sur la nature de leur intimité. Plus tard, beaucoup plus tard (six mois, un an?),. Léo va voir la mère de Remi. On comprend alors qu’il est arrivé un drame.

Les spectateurs sont chargés de remplir les ellipses du scenario et d’éteindre la lumière en sortant. Ce film a plu et plaira. Qu’il nous soit permis de dire que nous sommes resté de marbre devant tant d’artifices.

Prix du 75e Festival de Cannes : torrent d’émotion chez les Dardenne

Nous étions dans le sentimentalisme, restons-y avec les frères Dardenne, venus chercher leur sixième récompense en neuf participations : le Prix du 75e Festival de Cannes  pour « Tori et Lokita » décrivant le triste parcours de deux jeunes émigrants en Belgique.

« Tori et Lokita » de Jean-Pierre et Luc Dardenne photo christine Plenus

Lokita, une jeune Africaine d’environ 18 ans vit en compagnie de Tori, garçon d’une dizaine d’année. Il vient du Benin où il risquait sa vie car c’est un « enfant sorcier ». A ce titre, il a obtenu l’asile en Belgique. Lokida voudrait se faire passer pour sa sœur afin d’être également admise sur le territoire. Faute d’arguments solides, elle échoue devant la commission chargée de statuer sur son sort. A partir de ce moment, un terrible étau se referme sur eux. Harcelés par la famille restée au pays et par leur passeur réclamant le solde du prix du voyage, ils sont contraints de travailler pour une bande de trafiquants. Cela finira mal. Et le spectateur se frotte les yeux. Où sont passés les Dardenne, leur rigueur et leur souci de la nuance ? Ils ne nous avaient pas habitué à aborder les problèmes de société uniquement par l’émotion. Est-ce cela l’arme (ou les larmes) d’émotion massive dont avait parlé Vincent Lindon pour caractériser le cinéma à l’occasion de l’ouverture du Festival de Cannes ?

Lors de la réception de leur prix, ils ont dédié leur récompense à M. Ravacley, le boulanger de Besançon, gréviste de la faim pendant 12 jours en janvier 2021 afin d’obtenir la régularisation de son apprenti, originaire de Guinée et menacé d’expulsion. Que n’ont-ils réalisé un film sur le boulanger et son apprenti lieu de ce tire-émotion de « Tori et Lokita » !

Prix de la mise en scène, l’hommage à un maître

Le prix de la mise en scène attribué à Park Chan-Wook pour « Decision to Leave » a été largement mérité. Le cinéaste coréen, découvert à Cannes 2004 pour Old Boy, déploie tous ses talents de mise en scène pour une histoire d’une relative simplicité mais savamment rendue complexe.

Un policier un peu blasé, Hae-Joon, est conduit à enquêter sur un apparent accident d’alpinisme. En interrogeant la veuve du défunt, une jeune infirmière, Tang Wei, il est saisi d’un doute quant à l’innocence de celle ci. Il poursuit donc l’enquête.

En réalité, il est tombé amoureux de Tang Wei. Commence alors entre les deux protagonistes un jeu subtil de séduction – répulsion dans lequel tout est ambigu. Les interrogatoires ne sont qu’un prétexte pour se rencontrer, la surveillance nocturne de la suspecte devient un jeu de voyeurisme-exhibition.

Pour que l’affaire ou la romance trouve sa conclusion, il faudra que le policier quitte la grande ville pour une bourgade où Tang Wei débarque au bras d’un nouveau compagnon. Hae-Joon aiguillonné par la jalousie ou par sa conscience professionnelle trouvera alors l’énergie nécessaire pour démêler les fils de la bobine dans laquelle ils s’étaient ligotés.

Les Prix d’interprétation ou l’éternel dilemme

Le cinéaste japonais Kore-Eda Hirokazu , palme d’or en 2018 pour « Une affaire de famille », est bien connu à Cannes où il est présent pour la 8eme fois. Sa dernière œuvre, « Les Bonnes Étoiles », a été tournée en Corée où il a fait appel à un illustre acteur, Song Kang-ho. Ce dernier a joué chez les plus grands réalisateurs coréens : Bong Joon-ho, Park Chan-wook, etc.

En attribuant le Prix d’interprétation masculine à Song Kang-ho, le jury a t-il voulu honorer la carrière de cette star du cinéma asiatique ou bien souligner la qualité de son jeu dans « Les Bonnes Étoiles » ?

Ce film traite de la manière dont la famille peut naître en dehors des cadres naturels et légaux, thème cher à Kore-Eda Hirokazu. Dans cette comédie plutôt tendre, malgré les apparences, une bande de pieds nickelés volent un bébé dans une institution spécialisée dans l’accueil des nourrissons abandonnés. Ils cherchent à le vendre à un couple en mal d’adoption. Alors que la police les poursuit, ils s’attachent de plus en plus au nourrisson. Song Kang-ho interprète avec brio le chef du gang moité attendri, moitié canaille.

Les Nuits de Mashhad » de Ali Abbasi photo Metropolitan FilmExport

Ce que nous remarquions à propos du Prix d’interprétation masculine peut s’appliquer au Prix d’interprétation féminine. En donnant à Zahra Amir Ebrahimi cette récompense, le jury a t-il voulu apporter son soutien à une actrice obligée de quitter son pays, l’Iran, alors qu’elle était victime d’une cabale s’appuyant sur une sextape (ces faits remontent à 2006-2008) ou bien récompenser son interprétation du principal rôle féminin dans « Les nuits de Mashhad » de Ali Abbasi ?

Le film décrit l’enquête menée dans la ville sainte des Chiites en 2010 par une journaliste (Zahra Amir Ebrahimi) pour démasquer le tueur de seize prostituées sans que la police ni les autorités juridico-religieuses n’aient fait beaucoup d’efforts pour mettre fin à cette épidémie de meurtres. Si les deux tiers du film, la traque du tueur, ne se démarquent pas d’un polar classique, le final, est plus original car il montre comment la justice arrive à se débarrasser de cet encombrant accusé idole pour sa famille, très populaire auprès de la population masculine et invoquant, pour justifier ses actes, sa fidélité aux paroles des dignitaires religieux de la ville.

Ce film tourné en Jordanie n’a actuellement aucune chance d’être vu légalement en Iran.

Le Prix du scénario à un banni

Le Prix du scénario a été attribué à Tarik Saleh pour « Boy from Heaven ». Ce n’est que justice si l’on mesure la valeur d’un scénario à sa complexité. Comme son précédent film, « Le Caire confidentiel », « Boy from Heaven » est riche en coups tordus, manœuvres, trahisons et négociations entre forces antagoniques.

« Boy from Heaven » de Tarik Saleh photo Unifrance

Le « Boy from Heaven » du titre, en français « Le fils du paradis » ou plus simplement l’innocent, s’appelle Adam. Son père est un petit pêcheur. Adam mène une existence simple entre la barque de son père et la mosquée. Un jour, à sa grande surprise, il apprend qu’il a obtenu une bourse pour aller étudier dans la prestigieuse université religieuse sunnite d’Al Azhar au Caire. Avec l’accord de son père et la bénédiction de l’imam de son village, il part pour l’immense ville. Dès son arrivée, il se produit un événement de nature à bouleverser la vie paisible du campus : le décès brutal du grand imam de l’université. Une féroce lutte pour l’obtention de ce poste s’engage alors entre les diverses factions religieuses. Elles ont un point commun, empêcher la main mise du pouvoir militaire sur Al Azhar. Côté militaire, un certain colonel Ibrahim est à la manœuvre. Il tente de transformer Adam en indicateur en lui rappelant que l’octroi de sa bourse ne fût pas le fruit d’un miracle. Le doux Adam fera preuve de finesse d’analyse et de rouerie pour sauver sa peau et peut être sa foi en naviguant entre tous ces complots.

On ne sera pas étonné d’apprendre que film de Tarik Saleh n’a pas été tourné en Égypte mais à Istanbul et qu’il n’a aucune chance d’être distribué dans ce pays.

Le Prix du jury aux deux OVNI de la compétition

Qu’ont en commun les deux lauréats du prix du jury, le vétéran polonais Jerzy Skolimowski (84 ans) et le couple Felix Van Groeningen – Charlotte Vandermeersch (44 et 38 ans) ? Le premier déclare son amour pour un baudet dans un récit halluciné où l’homme est vu à hauteur d’âne, c’est à dire méchant, brutal, cupide et désespéré. Les cinéastes belges célèbrent les beautés des Alpes italiennes et l’amitié entre deux garçons qui évolue au cours des années mais reste toujours aussi forte malgré des choix de vie différents.

« Hi-Han » de Jerzy Skolimowski photo Hanway Films

Bien que ces deux approches soient radicalement opposées, elles se réunissent néanmoins sur un point, la rupture avec les autres films présentés à Cannes.

Skolimowski a tout connu, la contrainte, la gloire, l’exil, l’échec, le communisme et le libéralisme et n’a plus de message à délivrer en matière de mœurs ou de politique. Dans son ode au petit âne, il nous rappelle simplement que notre société se fourvoie en asservissant le monde animal et sauvage.

Quant à Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch, ils ont gagné un pari risqué, celui de faire accepter un film d’un style pas très en cour en compétition au Festival de Cannes, un « feel good movie » sentant le sapin, le feu de bois et la tarte aux myrtilles que l’on verra au moment de Noël sans trop s’en vanter, avec un plaisir un peu honteux mais évident.

« Les Huit Montagnes » de Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch photo Pyramide Distribution

Bernard Boyer

Palmarès :

Palme d’or : « Sans filtre » (Triangle of Sadness) de Ruben Östlund

Grand prix (ex-æquo) : « Close » de Lukas Dhont ; « Des étoiles à midi » de Claire Denis

Prix du 75e Festival de Cannes : « Tori et Lokita » de Jean-Pierre et Luc Dardenne

Prix de la mise en scène : Park Chan-Wook pour « Decision to Leave »

Prix d’interprétation masculine : Song Kang-ho dans « Les Bonnes Étoiles » de Kore-Eda Hirokazu

Prix d’interprétation féminine : Zahra Amir Ebrahimi dans « Les Nuits de Mashhad » de Ali Abbasi

Prix du scénario : Tarik Saleh pour « Boy from Heaven »

Prix du jury (ex-æquo) : « Hi-Han » de Jerzy Skolimowski ; « Les Huit Montagnes » de Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch

Date de sortie des films cités :

« Sans filtre » : 28 septembre 2022

« Close » : inconnue

« Des étoiles à midi » : inconnue

« Tori et Lokita » : 28 septembre 2022

« Decision to Leave » : 29 juin 2022

« Les Bonnes Étoiles » : 7 décembre 2022

« Les Nuits de Mashhad » : 13 juillet 2022

« Boy from Heaven » : 9 novembre 2022

« Hi-Han » : inconnue

« Les Huit Montagnes » : 21 décembre 2022