Artistes

Daniel SPOERRI

L’actualité d’une exposition à Nice de l’œuvre de Daniel Spoerri (au MAMAC du 18 octobre 2021 au 8 avril 2022) est l’occasion de sortir des archives cet article de M. Alocco paru dans la revue Open N°1 publiée par Francis Merino en février 1967, témoignage de la présence de cet artiste sur la Côte d’Azur dans les années Fluxus par les médiations des Nouveau-Réalistes niçois, et de l’activité à Villefranche-sur-Mer de « La Cédille qui sourit » de ses amis George Brecht et Robert Filliou.

Un livre méconnu

Topographie anecdotée du hasard de Daniel Spoerri (Gal. Lawrence 1962)

La publication en anglais par Something Else Press (New York, Cologne, Paris 1966) d’une version augmentée de nombreux commentaires du traducteur (Emmet Williams) et d’illustrations charmantes, mais superflues dans un tel ouvrage, de Topor, remet en lumière un livre important et jusqu’à ce jour trop peu connu.

Apparemment il s’agit d’un inventaire : l’auteur arrête le temps au 17 octobre 1961 à 15h47 et lève sur papier calque la « topographie » d’une table chargée par les hasards de la vie domestique et professionnelle des objets les plus divers. L’opération fait naître un ordre arbitraire, chaque objet reçoit un numéro de référence à partir duquel l’auteur va s’efforcer de la caractériser. On pourrait assimiler cette tentative à celle du Nouveau Roman, mais ici l’objet ne devient jamais sujet, il n’existe que par ses rapports avec l’extérieur qui vont l’extraire pour le regard et la pensée de la série industrielle originelle. Nous trouvons par exemple en n°11 : « Boite de semoule de sucre, en carton, marque Lebaudy-Sommier, qui a servi à sucrer le café du petit déjeuner avec Bremer et Steiger ». Les rapports anecdotiques entre les personnes citées et les événements qui les concernent, en fonction de l’auteur, vont ainsi se préciser d’objet en objet, ceux-ci n’étant plus que les supports prétextes « à voir », indique dans son introduction Daniel Spoerri, « ce qu’ils éveilleraient en moi en les décrivant ». L’objet joue donc un rôle de médium et peu à peu se révèlent les rapports existant entre les objets hétéroclites, une chaîne se crée qui rend nécessaire la citation intégrale de tous les textes, lettres, propos, étiquettes, formules, modes d’emploi, articles de dictionnaire, etc… qui pour l’auteur signifient l’objet présent. C’est ainsi qu’est naturellement transcrite dans sa forme spontanée « une conversation piégée presque au hasard sur magnétophone », durant laquelle Daniel Spoerri et Robert Filliou examinent les modalités d’application et les significations possibles du projet de « topographie », ce qui donne par exemple :

R : Non mais c’est ça l’équivalent tu vois, si je soulevais quelque chose il y a quelque chose qui est bien, je le soulève, je le mets contre le mur, tout tombe, mais à, au moment où j’y ai pensé, ça…

D : Oui il faut que ça tombe.

R : Au moment où j’y ai pensé ça voulait dire quelque chose, pour moi, mais à présent plus grand-chose, alors ça se casse et…

D : et ça c’est dommage que les yeux…

Nous savons que cette nécessité de collage-document est aujourd’hui intégré à la technique des jeunes romanciers dans la lignée des James Joyce, Malcolm Lowry, Claude Simon (tels J.M. Le Clézio, ou Pierre-Paul Bracco, dont les dialogues possèdent les qualités orales et le trébuchement de la phrase caractéristique des conversations enregistrées à l’insu des parleurs). Il nous paraît donc souhaitable de posséder bientôt une réédition de la version française, dans sa vigoureuse simplicité originelle, qui mette en évidence l’apport du Nouveau-Réalisme plastique et littéraire dont Daniel Spoerri est l’un des plus marquants créateurs.

(Publié dans la revue OPEN n°1, février 1967)

Marcel ALOCCO