MAISONS D’ARTISTES : « LE PETIT OASIS » DES SCULPTEURS-DECORATEURS SIDO ET FRANCOIS THEVENIN A CANNES
C’est là, chemin Font de Veyre à Cannes, que Sido et François Thévenin ont vécu et travaillé. C’est là qu’ils ont conçu et réalisé les éléments de décoration et les pièces de mobilier des fameuses « maisons-paysages » de Jacques Couëlle.
Des racines méditerranéennes
Née à Casablanca au Maroc, Gisèle Sidoti (1934-1986), a des orgines siciliennes. Ses parents, Emile Sidoti et Marie, possédaient une entreprise de menuiserie et d’ébénisterie à Casablanca. Par la suite ils sont venus s’installer à Aix-en-Provence où Emile a réalisé des œuvres à la demande de sa fille Sido et de son gendre François Thévenin.
Originaires de Provence, la famille de François Thévenin (1931-2016) compte cinq garçons et une fille. Le père travaillait dans les assurances et exerçait des responsabilités à la Chambre de Commerce de Brignoles. La mère infirmière finit par se consacrer à plein temps à sa famille.
C’est aux Beaux-Arts de Paris où ils sont arrivés en 1951, que François et Sido se rencontrèrent dès le début de leurs études. Fuyant les écoles et les mouvements, ils retinrent la leçon de grandes individualités : Marino Marini, Picasso, Germaine Richier et César. Après un passage à Aix, le temps du service militaire de François, et une exposition commune à Casablanca, galerie Gallieni, en 1954, ils arrivent en 1958 à Cannes la Bocca, chemin Font de Veyre. De la vieille grange au bout du chemin de terre ils vont faire leur « petit oasis » qu’ils ne quitteront plus. Car ces deux Méditerranéens préfèrent « manger une tomate au soleil qu’un sandwich sur une bouche de métro. »
Lorsqu’ils arrivent, il faut commencer par sortir le foin du 1er étage de la grange. Quoique locataires, ils interviennent sur le bâti. Dès qu’ils ont cinq minutes entre deux commandes, ils entreprennent des travaux. « Ils ont le goût du partage, de l’effort commun, un côté catholique un peu boy scout. Pour les travaux tout le monde s’y met : les parents, les enfants, les amis ». D’abord cabane en planches, l’atelier est construit, avant 1966, en dur, en parpaings, dans la colline excavée. Une grande exposition chez Drouant à Paris en 1973, avec un catalogue préfaçé par l’ami Brassaï, leur permet d’acheter la maison et de financer l’extension de la cuisine. Ils achètent la maison et les 2000 m² de terrain 17 millions de francs. Un potager, un poulailler, des chèvres et des pêchers leur permettent de vivre en presque autarcie.
La collaboration décisive avec Jacques Couëlle
A Cannes, un an après leur arrivée, ils font la rencontre décisive de Jacques Couëlle (1902-1996). L’architecte leur commande la restauration d’une fresque de plafond à Beaulieu sur Mer, puis l’exécution du cadran solaire de Jean Cocteau à Coaraze. Cet architecte construit des maisons-paysages au décor unique pour de riches clients, des villas semblables à des cavernes troglodytes entièrement réalisées en béton sculpté. La philosophie de ce style architectural en vogue dans les années 1960, en réaction à l’aspect froid et linéaire du Style International, consiste à réaliser des demeures aux lignes organiques qui s’intègrent parfaitement à leur environnement naturel, comme sorties de terre.
C’est à Castellaras le Vieux et Castellaras le Neuf, au-dessus de Cannes, qu’ils réalisent ensemble quatre vingt-cinq villas dont la villa « Dragon hill » classée au patrimoine du XXe siècle. Jacques Couëlle sculpte dans le béton les formes sinueuses des murs, des escaliers, des toits, offrant une circulation fluide aux habitants. Ils ont pour mission de superviser la réalisation technique des maçons – pour avoir une approche sensible de la peau du bâtiment par l’accroche de la lumière et le jeu des textures. Les Thévenin travaillent aussi de concert avec chaque propriétaire qui veut une réalisation décorative originale. Un principe : toujours des pièces uniques et donc du fer forgé et jamais de fonte. Pour les éléments architectoniques, les rampes sont des lianes noueuses ; les grilles des fenêtres, des ronces acérées. Appliques et vitraux laissent filtrer la lumière en apportant de la couleur à travers d’épais éclats de verre taillés au burin. Sculpteurs-designers, ils dessinent des pièces de mobilier uniques en métal forgé, plié, aux accents profondément poétiques, directement issus d’un monde végétal fantasmagorique : piétements de table formant des troncs d’arbre noueux ou encore des chaises en fer forgé. Le travail est tellement prenant qu’ils installent un temps un atelier sur place à Castellaras, une cabane et font leurs premiers essais de gravures à l’acide. A Castellaras où interviennent d’autres décorateurs, l’émulation est grande.
La liberté, totale
Ils ont le goût de l’expérimentation et tout particulièrement Sido qui explose les codes, dessine en permanence des objets du quotidien mais aussi des tableaux et des sculptures, toujours plus libre, toujours plus délirante. Ils ont tous les deux une très grande maîtrise des matériaux et des techniques. Il n’y a pas de frontière entre une chose et une autre. Comme le raconte leur fils Dominique, « l’atelier c’était la maison, l’atelier c’était partout. Et si on avait besoin d’un couteau, on prenait un morceau de ferraille, on vérifiait le tranchant, on rajoutait du bicarbonate si nécessaire ». Au début, François ne dessinait pas. Il acceptait ce que proposait Sido car il aimait son style. Le Petit Oasis de Font de Veyre a été leur seule maison sur la Côte et 99,9 % des œuvres y ont été réalisées. « Ils ne se considèrent pas comme deux sculpteurs mais un seul. Ils font tout à deux comme s’ils étaient un. Ils ne sont limités ni par les matériaux ni par les éléments » (1) Par la suite, leur fils Dominique, né en 1955, sera leur assistant, de 1970 à 1987. Après le décés de Sido, Dominique qui a acquis une grande maîtrise technique et une autonomie d’expression quittera le Font de Veyre pour réaliser sa propre œuvre sculpturale et Nicolas, né en 1966, rejoindra l’atelier de son père en 1993.
Le couple de sculpteurs donne ainsi vie au métal par la force de leur bras, au moyen de techniques ancestrales de ferronnerie, de chaudronnerie, de dinanderie, en collaboration avec des artisans locaux. La frontière se fait alors plus étroite entre la forme et la fonction, entre l’objet et la sculpture, entre la douceur des sujets et la force de la main qui les a créés. Passionnés par le métal, ils s’intéressent à l’inox, matériau très dur, entre le plomb et l’étain. Comme l’explique Dominique, on peut reconnaître un plat Thévenin à sa simple facture. Ils inventent la gravure sur inox. Il faut trouver les acides qui attaquent l’inox. En cherchant la bonne formule, ils s’empoisonnnt à plusieurs reprises. Transportée en urgence par un avion affrété par ses amis de Castellaras, Sido en réchappe de peu et reste six mois à l’hôpital Necker de Paris entre la vie et la mort dont 3 semaines dans le coma. Ils prennent tous les risques car ils ne veulent pas déléguer le travail à l’extérieur. Ils veulent tout maîtriser du dessin à la mise en place.
Le Petit oasis, un autre monde
Ils voyagent peu et lorsqu’ils voyagent c’est la plupart du temps pour honorer des commandes. Dominique se souvient de deux ou trois grands voyages, l’un à New-York et Montréal et l’autre au Chili pour honorer une commande, le bas-relief en métal de 3 mètres de haut de l’agence Air France à Santiago du Chili, deux fois un mois, la Sardaigne où ils travaillent avec Jacques Couëlle puis son fils Savin, à la réalisation de villas d’exception sur la Costa Smeralda, la Sicile et Rome. Ils n’iront jamais en Grèce et en Crète qui ont pourtant été des sources d’inspiration marquantes.
A Castellaras ils se lient d’amitié avec leurs clients, avec Marcel Duhamel, un des piliers du Surréalisme, directeur de la Série noire chez Gallimard où sont traduits les grands auteurs américains du polar, avec André Leducq, champion du Tour de France, avec Pierre Prévert et Serge Reggiani. Ces clients puis amis deviendront des familiers du Petit Oasis. Marie « Michette » Sidoti prépare le couscous et tous les dimanches Brassaï et le jazzman Mezz Mezzrow viennent déjeuner. Le Petit Oasis est la maison des copains, de leurs copains et des copains de leurs fils. Ils se nourrissent de leur relation avec les frères Prévert, avec Marcel Duhamel et baignent dans l’univers du Surréalisme. Par leur ami photographe Marc Lacroix, ils rencontrent Dali pour qui ils transposent en 3 dimensions les dessins de l’Ange surréaliste et de l’Ange cubiste.
Le Petit Oasis est un laboratoire pour eux. Ils ont trouvé un tronc d’arbre en revenant de Sardaigne ; ils y ont vu le limon de l’escalier. Les poutres prolongeant le plafond de l’escalier sont des montants de charrette ramenés de Sicile. Pour les verreries, ils utilisent des culs de bouteilles, des verres cassés de Saint-Gobain. Pour les portes ou les meubles, ils aiment les inclusions de résines (epoxy ou polymères) ou de métal dans le bois. Pour les carrelages, ils vont récupérer chez Basset, à Salernes, les invendus et les déclassés. Sur le sol en terre battue, ils ont coulé une chape de béton et posé les carreaux de céramique. A une fenêtre, la simple torsion d’un tuyau de plomb forme l’enchevêtrement végétal d’une grille. Pour d’autres fenêtres, ils ont préféré le fer forgé et des motifs acérés. Ils dessinent et réalisent tout : portes, fenêtres, grilles, revêtement des sols et des murs, escalier, meubles, luminaires, chandeliers. Avec une prédilection pour le bois, le métal sous toutes ses formes (fer, bronze, cuivre, or, plomb, laiton, inox…) et le cuir qu’ils affectionnent pour l’assise lacée des chaises. Les peintures murales d’inspiration crétoise ont été exécutées par François dans les 20 dernières années de sa vie. Les niches maçonnées ont été réalisées par Dominique pour accueillir des sculptures. A Font de Veyre, ils peuvent présenter des prototypes de meubles, peintures et sculptures.
Dans la région ils ont quelques contacts avec les métiers d’art et notamment le verrier et céramiste Van Lith mais, très pris par leur travail, ils ne recherchent pas de contacts avec les plasticiens. Ils exposent en 1970 à Maure-Viel, près de Mandelieu, des sculptures, peintures, bas-reliefs et objets, et en 1980 le château-musée de la Napoule consacre une exposition aux sculptures et objets d’art de Sido et François Thévenin. Il n’y a pas d’oeuvres d’eux dans les collections publiques. Personnellement jusqu’à ce jour de septembre 2017 où Dominique m’a ouvert les portes de la maison familiale, ils n’étaient que les parents de mon talentueux ami sculpteur Dominique Thévenin et je ne connaissais pas du tout leur œuvre. Dominique m’avait bien dit que leurs pièces de mobilier, très recherchées par le marché de l’art, faisaient l’objet de contrefaçons.
Mais ça n’avait pas ébranlé mon indifférence. Ce jour-la j’ai découvert une maison d’artistes qui racontait à travers son organisation, sa structure et sa peau une histoire fabuleuse. Une maison-corps, tatouée, scarifiée et colorée, une maison-oeuvre d’art totale dont tous les éléments portent la facture et le style de ce couple mythique. Une facture unique et un style François et Sido Thévenin qui est la résolution de contradictions puisqu’il est à la fois archaïsant et d’une grande audace, à la fois brutal et d’un extrême raffinement, fait de démesure et de parfaite maîtrise, à l’école de la nature, poétique et empreint d’une énergie folle. Dans ces noces barbares fusionnent les plus hautes antiquités méditerranéennes avec les expérimentations de la modernité. Et ce qui a été dit de Germaine Richier vaut pour eux : ce n’était que feu, tension, volcan toujours prêt à exploser.
Le Petit Oasis de Font de Veyre a été vendu. Les nouveaux propriétaires ont promis de respecter cette œuvre d’art et laboratoire de l’aventure des maisons-paysages des Couëlle-Thévenin.
Agnès de Maistre
P.S. : Cet article a été écrit avec le concours de Dominique Thévenin.
(1) « Les forgerons des temps modernes » reportage de Francis Warin pour l’ORTF, vers 1964.