Brèves de lecture

Vietnam-Québec et retour

Le mot « ru » n’est pas un mot vietnamien mais un mot français qui signifie « petit ruisseau ». Kim Thúy l’utilise une fois dans son roman : lorsqu’elle se remémore une vieille femme, « tellement vieille que la sueur coulait dans ses rides comme un ru qui trace un sillon dans la terre. » S’esquisse une métaphore : le ru serait l’élan vital qui a permis à la narratrice et aux siens, avec des milliers d’autres boat people, de fuir le Vietnam communiste et d’arriver saine et sauve au Canada.

Et de survivre à l’arrachement, aux multiples épreuves. Et de recommencer comme on dit à zéro. Une sorte de point zéro. C’est Granby, quelque part au Québec. Kim Thúy n’idéalise rien. Du rêve américain, elle raconte les matelas puceux et les petits boulots au noir. Et du camp de la Croix-rouge malaise, les conditions misérables. Dans ru, il n’y a pas de blanc et noir. Les soldats de l’Armée populaire firent peur lors de leur entrée à Saigon en 1975, mais des années plus tard, elle songe à eux sans haine. Et c’est avec presque de la tendresse qu’elle comprend à quel point, après des années de guerre, l’étroite tunique blanche des filles du Sud, le ao dài, les troublait.

Une nouvelle vie a commencé, laborieusement, douloureusement. A laquelle se mêlent les souvenirs de l’ancienne, là-bas à Saigon, au temps de la richesse. Les visages succèdent aux visages, les femmes aux femmes, les hommes aux hommes, les vivants aux morts.

La mémoire est par nature fragmentée. A fortiori, celle de Kim Thúy, tiraillée, éparpillée, menacée toujours par l’enfouissement, la distance, les océans. Le procédé dont elle se sert – sans souci de la chronologie – pour enchaîner les paragraphes consiste à faire naître chacun d’un mot de celui qui précède. Ainsi page 98, le mot « héroïne » engendre t-il l’héroïne de la page 99, le drapeau communiste vietnamien de la page 100, le T-shirt rouge à étoile jaune de son mari et l’évocation – comme paradoxal point d’ancrage – du vieux grille-pain mène t-elle au parfum de l’assouplissant de marque Bounce.

Ce roman laborieux – où le procédé de mise en lien des paragraphes est utilisé de manière assez rudimentaire – n’est pas sans maladresse et l’écriture en est « verte ». Reste que c’est de la sorte, plutôt que par des moyens spectaculaires, qu’après les plus grands bouleversements, on retrouve une place dans le monde. Par les visages, les odeurs, les corps, les objets. On apprend à en changer, à changer de points de repère. Non qu’on oublie ceux d’avant mais les nouveaux finissent par se faire une place – le neuf parmi l’ancien, et même si cela pince encore le cœur, on s’y fait. Comme le ru se fait à des pentes et des terres nouvelles, et ne meurt jamais.

F. M./M. T.

Kim Thúy, ru, Liana Levi, 2010.