Brèves de lecture

Frères de Somme

Le corps est bataille. Lutte contre, lutte pour. Notre corps nous enferme ou nous délivre. Celui du malade est prison, celui de l’amoureux est euphorie. Entre ces deux états extrêmes, entre le minimum de vie et ce summum de la jouissance – tous atomes en sarabande, nerfs et muscles dansant la gigue, sang et viscères pleins de lumière – qu’est sans doute le bonheur dans le désir, se décline toute une gamme d’états qui est à la fois le cours de la vie,

son histoire – lui fait une histoire du berceau à la tombe (le pire suivant immanquablement le meilleur) et façonne et scande dans le désordre notre rapport au plus intime et au plus inconnu, au plus précieux et au plus habituel : « cette étrange coquille, pleine de tuyaux » qui fait que nous sommes, à l’égal des bêtes, la conscience en plus. La conscience du temps évidemment, matière par excellence de la littérature. Et du récit de Guillaume de Fonclare, Dans ma peau. Il n’y pas de littérature sans récit du corps, sans que le corps dise.

Dans ma peau dit le corps morcelé, le corps en révolte, le corps en bataille : « Je dois résister à toutes les offensives que lance mon corps contre lui-même, combat harassant dont nulle part ne sort vainqueur. « Je me grignote », pour parodier Joffre. Oui, je me grignote ; et c’est moi contre moi. Je suis un champ de bataille, un champ de batailles perdues ». Par un étrange coup du sort, le narrateur, atteint d’une maladie incurable et douloureuse qui le condamne lentement à l’invalidité, est aussi le directeur de l’Historial de la Grande guerre situé à Péronne. Et c’est donc parmi les cimetières et dans le souvenir des vagues humaines fauchées par la mitraille qu’il s’emploie, en un texte bref, à tenter de désamorcer une double malédiction, une double absurdité, le scandale de la maladie et de la mort.

Bataille de la Somme : une préparation d’artillerie de cinq jours et cinq nuits, un million de morts, deux au mètre carré. Le souvenir l’obsède. Et l’épreuve vécue par les hommes sous les croix de bois se mêle à la sienne. Ou se tresse plutôt, comme en une couronne. S’entremêlent alors l’un à l’autre le collectif et l’individuel, la mémoire de l’Histoire et le présent d’une vie. Dans ma peau est le récit de cet enlacement. Et s’ébauche non seulement la figure d’un diseur (celui qui parle dans le silence) ou celle d’un veilleur (celui qui prend soin des âmes) mais celle du général blessé de l’armée des fantômes, compagnon et frère qui reprend à son compte, qui prend sur lui, revit en lui toute la douleur aberrante d’antan.

Page 13, Guillaume de Fonclare écrit le mot « douleur » avec un « D » majuscule. Comme on écrit « Dieu ». Pour dire l’incompréhensible. C’est sans pathos, sans lyrisme. Dans ma peau est un récit en forme de carrefour, comme ceux de la grande plaine picarde, où se croisent, venus d’on ne sait où et allant là dont on ne sait pas plus, sous un ciel vide, des routes droites comme des destins.

Le livre aurait pu se terminer page 112, sur « Railway Hollow Cemetery un après-midi de juillet; je songe. », après l’évocation de la sérénité tant désirée. Mais l’auteur ne l’a pas voulu, ou n’a pas pu. Dans ma peau était jusqu’à ce point un quasi-roman. Les quelques pages qui suivent annihilent toute illusion de fiction. C’est sans doute en raison d’un désir impérieux d’être vrai. D’être vrai jusqu’au bout. D’exister. Ici par l’écriture, une écriture à la hauteur de l’enjeu. L’idéal serait, selon de Fonclare, de pouvoir écrire (se rapprocher de cet absolu) comme cette femme en deuil, dont la tombe du mari porte les mots de l’adieu :

« […] Maintenant pour me consoler, il ne me reste plus qu’à aller agenouiller sur cette pierre glacée.

Adieu, mon mari chéri. Je te pleurerai toute ma vie. »

Il a raison. Et sans doute, grâce à une langue retenue, sobre, classique, y est-il parvenu.

On se demandera peut-être pourquoi cette évocation insistante des morts et de la douleur. On s’étonnera de son incongruité. On se demandera comment en 2010 la justifier. Sans doute est-ce possible parce qu’au travers de l’évocation de l’horreur et de la douleur, se dessinent – comme dans l’art de l’eau-forte, l’image naît du caché et du creux – les formes de quelques envers du malheur : celles des bonheurs quotidiens et de l’espoir, une certaine idée de l’héroïsme et de la fraternité. C’est qu’il s’agit dans cette centaine de pages, frères de peine, frères de somme, d’être à la fois dans sa peau et dans celle des autres.

Martin T.

Guillaume de Fonclare, Dans ma peau, Stock, 2010.