Réponses et questions à Bruno Latour à propos de son enquête « Le monde d’après, qu’est-ce qu’on garde ? qu’est-ce qu’on jette ? qu’est-ce qu’on invente ? »
Dans son numéro n°2897 du 14 au 20 mai dernier, l’Obs lance une enquête à l’initiative du philosophe Bruno Latour sous le titre, avec cette unique question.
Excellente question, posées à un aréopage de 8 personnalités appartenant aux milieux politique, économique, écologique, syndical, gastronomique,…tous exposant des points de vue divers, complémentaires, extrêmement convaincants, traitant de tous les sujets dans tous les domaines…excepté la culture. Peut-on oublier la culture dans un tel débat ? La culture est-elle à jeter, à garder, à inventer ou même peut-être à réinventer ? Il est dommage qu’aucun représentant du monde de la culture, artiste, auteur, créateur, producteur, enseignant, n’ait été invité à exprimer un point de vue dans cette très intéressante enquête.
Pourtant, à l’évidence, la culture joue ou devrait jouer un rôle central dans cette interrogation, plus utile que jamais dans le « monde d’après ». Elle est le fondement de l’éducation, de l’épanouissement de l’être à tous les âges, de toutes les conditions sociales. Elle se définit par sa nécessité intime pour chacun, en même temps que pour l’ensemble des sociétés. Elle est d’une importance vitale pour tous.
Si on l’oublie dans son état actuel, si l’image qu’elle donne d’elle même la rend si peu visible, si peu nécessaire dans un tel débat, c’est peut-être qu’une face inconnue d’elle ne s’est pas suffisamment révélée aux yeux des analystes.
C’est l’analyse que je fais personnellement et j’apporte ici un témoignage en tant que musicien. Je pense que la portée du phénomène que j’évoque pourrait se généraliser à de multiples formes d’expression.
Traditionnellement, on pense que la musique a pour fonction de produire des œuvres, les jouer face à un public dont la fonction symétrique est d’écouter, d’admirer, de tirer un profit de l’écoute de musiques connues ou nouvelles, aussi belles soient-elles.
Or peu à peu, depuis une cinquantaine d’années, les évolutions de la société ont amené le public, jeune en particulier à vouloir s’emparer des outils de la création pour s’associer à la création, participer à la création, jouer avec les sons. Un phénomène essentiel: une nouvelle conscience du son, du phénomène sonore en général, non pas le son que l’on écoute d’une façon abstraite et culturelle comme simple support d’une musique, mais le son vécu en lui-même, comme une matière et une forme, dans ses rapports profonds avec le corps, le geste, l’espace et dans ses effets multiples. Le besoin d’un retour aux sources, d’une musique fondamentale à l’opposé des élaborations savantes contemporaines Si beaucoup continuent d’apprendre la musique de façon traditionnelle, d’autre ressentent le besoin de faire par eux-mêmes plus que de reproduire des modèles. Un accès direct à la création, sans apprentissage préalable. Écouter ne suffit plus : créer devient une nécessité, qui se développe de manière spectaculaire dès que les conditions deviennent propices. La création par tous, pour tous.
Ce phénomène prend tout son sens si l’on met en regard la création savante et cette forme de création spontanée, accessible au plus grand nombre.
En effet, on observe dans ce jeu en miroir qu’en matière de création, ceux qui ne « savent pas » ont beaucoup à apporter à ceux qui « connaissent la musique ». Une énergie, une jubilation, et une créativité sonore sans limites. Alors, multiplier le potentiel des uns par celui des autres, expérience possible et passionnante, apporte une nouvelle dimension à la musique aux plans artistique et social, en harmonie avec les attentes de la société. Associer, dans une complémentarité féconde la richesse des constructions savantes, à celle d’une expression spontanée, hors des codes et des modèles élargit tout à coup le champ créatif.
Dans le domaine musical, la voix, le jeu vocal donnent accès à une musique immédiatement accessible à tous, en deçà et au delà des savoirs. Une musique dans sa forme la plus fondamentale qui part du corps, de la voix, du geste qui met en œuvre la totalité de l’être par un chant spontané au moyen du jeu vocal, un moyen immédiat, idéal que nous expérimentons depuis plus d’un demi-siècle avec des chanteurs professionnels (chœurs de Radio-France à l’origine, ensembles vocaux internationaux), des chanteurs amateurs, des scolaires de plus en plus nombreux.
Un chant inouï et inné, qu’il faut déclencher, parvenir à déclencher. Susciter un chant sous les formes les plus universelles : chanter, murmurer, bruiter, parler, crier… une expression individuelle et collective où chacun se manifeste dans sa singularité, enrichi et stimulé par la diversité des autres. Une musique fondamentale, un retour aux sources de la création. Ce double visage de la création musicale n’est-il pas à l’image des attentes profondes de la société du monde d’après ?
La culture, dans une vision élargie, n’est-ce pas l’accès à la création pour tous ? La création sous toutes ses formes, la culture, création d’êtres, un nouveau modèle de société par la création, est-ce une utopie ?
Guy Reibel, compositeur, initiateur du jeu vocal,
fondateur du Centre Européen du Jeu Vocal
Informations et renseignements :
L’Obs parle rarement de musique. Le moment n’est-il pas venu d’organiser un débat sur cette question et sur la culture de demain ?
Visuel Guy Reibel