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OPERA DE NICE – COSI FAN TUTTE – De Mozart – Mise en scène de Daniel Benoin

Cosi Fan Tutte, le troisième volet des opéras de Mozart avec son librettiste Da Ponte, est aussi le plus ambigu. Pour terminer sa trilogie après Les Noces de Figaro et Don Giovanni, Daniel Benoin propose une mise en scène originale en transportant l’action dans un studio de tournage de séries.

Durant le prélude, dans le superbe décor d’une maison délabrée – le toit est détruit, mais des rayons lumineux se glissent à travers les claies des volets -, une multitude de techniciens et maquilleuses s’agitent : les uns apportent des costumes, d’autres déplacent des caméras et des perches, tandis que sont installés dans un coin des combos ou écrans de contrôles.

Dans le haut de l’espace scénique, se déploie ensuite un grand écran sur lequel est projeté en gros plan ce qui se déroule sur scène, impliquant aux chanteurs d’être aussi de bons comédiens.

Photo Philip Ducap

L’intrigue présente un cas d’école, à la façon des romans initiatiques. Persuadés de la fidélité de leurs fiancées, deux jeunes officiers font un pari : ils font mine de partir à la guerre et reviennent déguisés pour se lancer chacun à la conquête de la fiancée de l’autre, Guglielmo courtisant Dorabella et Ferrando, Fiordiligi. Le stratagème réussit. Se prenant au jeu, plus sérieux et troublant que la réalité quotidienne, les nouveaux couples sont prêts à signer un contrat de mariage. Cosi fan tutte, ou L’école des amants précise le sous-titre. Ainsi femmes – et hommes – font-ils tous !

Grand manipulateur en casquette, le personnage principal de l’action est sans doute le cynique Don Alfonso, un séducteur assuré de l’infidélité de toutes les femmes. Il mène son monde à la baguette et, monnayant quelques rutilants bijoux, il obtient la complicité de Despina, la femme de chambre des deux fiancées. Tout autant manipulatrice qu’Alfonso, elle clame : « Aimons quand ça nous chante, quand ça nous plait !». Et ajoute : « Tous les hommes sont faits de la même pâte. Paroles et caresses mensongères sont leurs principales qualités »…

Les quatre héros installent le malaise affectif et propagent un trouble érotique. Les trois couples – les deux fiancés amoureux et le tandem de manipulateurs – offrent un chassé-croisé de désirs et de sentiments implacables et cruels. Ces liaisons dangereusement permutées, cet échangisme, découvrent une sensation de vertige, de danger et de dommages affectifs qui dérange et effraie, avec une ambiguïté virtuose entre fidélité et écart aventureux.

Dans cette mise en abîme de l’opéra représenté comme le tournage d’un film, les chanteurs, parfaits dans leur précision de jeu, sont dirigés et filmés comme des acteurs de cinéma. Hommes et femmes, tous, sans exception, ont un physique plaisant et sont dotés de voix aux timbres remarquables, particulièrement la soprano Anna Kasyan, très applaudie dans le rôle de Fiordiligi et Hélène Carpentier en piquante Despina. La jeunesse les habite tous et soutient un jeu dramatique intense sous l’apparence des frôlements et des dérobades.

Certaines répliques, franchement sexuelles, sont mises en évidence quand les couples de dupes finissent par se former dans les vertiges du désir. Si le public ne rit pas franchement, chacun sourit dans son coin. Il y a même des moments très « culottés », quand Despina imite une éjaculation. Ou dans la scène de séduction quand Fiordiligi enlève sa chemise à son compagnon qui lui dégrafe sa robe. Dans cette réflexion autour du désir et de ses ambivalences, s’installe un jeu dangereux dont tous sortiront meurtris. Les hommes aussi sont inconstants : manipulés par Alfonso, ils sont cependant troublés. Chacun s’est pris au jeu du désir charnel et se trouve lui-même piégé.

Malgré une bonne direction d’acteurs, Daniel Benoin ne réussit pas à conserver son astucieuse idée d’un tournage de films. Aurait-il été possible de la maintenir jusqu’à la fin ? Dans la seconde partie, toute la bande de figurants du début a presque disparu. Le livret, comme la musique, a ainsi repris ses droits dans cet opéra pétillant, non dénué d’humour, ce que les chanteurs accentuent parfaitement dans leur jeu, grâce à la distribution d’excellente qualité.

Photo Philip Ducap

Sous la solide direction de Roland Boër, certains instruments de l’Orchestre Philharmonique de Nice soulignent spirituellement le dévergondage du plateau du sextuor vocal. Assuré de ses qualités, Daniel Benoin reste fidèle à son équipe : Jean-Pierre Laporte pour les décors, Nathalie Bérard-Benoin pour les costumes et Paulo Correia pour les images vidéo, particulièrement splendides, par exemple pour le bateau inspiré du peintre Le Lorrain, lors du faux départ à la guerre.

Emanant apparemment de Da Ponte, l’idée d’échange d’amants donne une sorte de psychodrame au sens moderne du terme. Comment deux femmes et deux hommes réagissent-ils à une situation créée de toutes pièces ? Un homme peut-il rester fidèle à lui-même, ou est-il livré, sans maîtrise, au destin et aux circonstances mouvantes ? Ce sont les tragiques questions de Cosi fan tutte.

Caroline Boudet-Lefort