Artistes

Hommage à Edmond Vernassa

Edmond Vernassa était pour moi un ami proche et sûr, un modèle d’intégrité, de probité artistique. C’est le cœur serré que j’esquisse, si peu de temps après sa brusque disparition, cet hommage. J’ai eu le privilège et le plaisir de travailler depuis dix ans, à plusieurs reprises avec lui et d’assurer le commissariat de ses grandes expositions du CIAC de Carros (2007) et à Nice, du pôle universitaire Saint-Jean d’Angély (automne 2009).

(c) E. Vernassa photo gilbert baud

Lorsque nous préparions ces expositions, chaque visite à l’atelier d’Edmond Vernassa était pour moi l’occasion de découvertes précieuses -abstractions des années 60, qu’il dépliait en souriant, maquettes de mobilier privé ou urbain, petits objets de plexiglas jalonnant ses recherches actuelles- qui ouvraient sur son travail des perspectives nouvelles et permettaient de mieux pénétrer dans les mystères de son monde fascinant, dont les lumières, les reflets et les rotations animaient la vaste salle. Nous parlions de ses projets, qu’il ébauchait en quelques coups de crayon. Puis ses longues mains traçaient dans le vide l’esquisse de l’œuvre future. Je n’ai jamais quitté cet homme accueillant, attentif, chaleureux sans me sentir, l’esprit plein des échos de sa voix grave et un peu assourdie, apaisé et meilleur.

C’est que la grande gentillesse et l’humour d’Edmond Vernassa allaient de pair avec de hautes exigences morales et civiques. Cet engagement éthique, dont témoigne sa participation à la Résistance, à l’idéal émancipateur de laquelle il restera toujours fidèle, et à la Libération de Nice, le soutint dans la mise au point, aux côtés d’éminents scientifiques, d’objets nécessitant une technique impeccable, couveuses pour enfants prématurés, cockpits d’avions, vitrages en plexiglas des maisons sous-marines du commandant Cousteau… La création et l’animation de nombreuses associations artistiques et culturelles, destinées à faire découvrir les travaux de nouveaux artistes, aussi bien qu’à promouvoir un idéal de liberté et d’émancipation sociale, ou ses vingt ans d’enseignement à la Villa Arson, dont ses anciens étudiants gardent un grand souvenir, sont d’autres aspects de ce même engagement.

Portrait d’Edmond Vernassa photo renaud Maridet

Hasard déterminant, on lui confia, en 1949, le soin d’étudier les propriétés et les usages possibles du plexiglas, résine acrylique découverte en Allemagne en 1932. Confronté à cette matière neuve, il se montre un expérimentateur habile, capable d’en découvrir les nombreuses et étonnantes propriétés et d’en proposer des applications audacieuses. A l’occasion d’une commande de vitrines et de mobilier destinés à sa Fondation (inaugurée en 1964) par Aimé Maeght, il se lie d’amitié avec celui-ci, et rencontre grâce à lui quelques grands artistes, comme Miro, Giacometti ou Calder. Passionné depuis toujours par les arts plastiques et, sous le choc de ces rencontres, il reprend la pratique de la peinture, s’essayant à des toiles abstraites et à des reliefs peints. Mais ce n’est qu’en 1965/1966, avec le bidon implosé qui inaugure la série des Froissures, puis avec les premières Cinéoptiques, images virtuelles de formes en mouvement apparaissant sur un écran de plexiglas tramé, qu’il s’éloigne du dessin naturaliste, pratiqué depuis son adolescence et de l’influence de l’Ecole de Paris, pour ouvrir à l’art moderne un champ encore inexploré que le dynamisme des Futuristes ou l’art cinétique présenté à la galerie Denise René avaient à peine abordé. Son œuvre, nouveau De natura rerum, sera désormais consacrée à étudier la nature des choses au travers des singularités de la matière et de l’optique, ainsi que des phénomènes ondulatoires.

Edmond Vernassa, qu’Arman nommait « grand inquisiteur de la matière », explorera donc de manière objective les règles qui gouvernent le fonctionnement de notre univers, ainsi que les accidents qu’elles admettent parfois. Son interrogation du réel ne passe pas par le quantifiable, mais par l’expérience sensorielle et l’intégration cérébrale de ses données. L’enquête est conduite à partir de la sensation (la vue et le toucher tout particulièrement), comme chez Platon, quand, héritier des physiques premières, il tente un inventaire rationnel du cosmos à partir des qualités sensibles qu’énumère le Timée : le chaud et le froid, le souple et le dur, ce qui cède ou résiste, le lisse et le rugueux. Ses sculptures et ses pièces cinéoptiques matérialisent sa pensée, l’inscrivent en un langage non discursif. Elles donnent à voir le jeu continuel des grandes forces physiques, leurs interactions et les modifications qui en résultent, harmonies ou ruptures. Dans ce monde en métamorphose perpétuelle, le temps est naturellement au centre de chaque œuvre, y compris des Contraintes, malgré leur aspect statique.

Bien qu’Edmond Vernassa soit resté en dialogue constant avec les mouvements artistiques contemporains, dont il a bien connu les principaux acteurs, qui ont largement bénéficié de ses apports technologiques, son art, résultant d’une démarche unique à notre époque, s’est développé en toute indépendance. Son exploration attentive du réel et sa capacité à œuvrer dans tous les domaines – peinture, sculpture, design, urbanisme, architecture – font de lui un lointain héritier de la Renaissance, fasciné, comme Vinci, par les singularités des drapés, des volutes et des tourbillons, attentif, comme Dürer, aux phénomènes optiques.

(c) E. Vernassa collage gilbert Baud


La volonté d’user d’un langage immédiatement sensible à tous, l’exigence de beauté qui, aimait-il à dire, présidait à la réalisation de ses œuvres et donne à ses constructions l’aspect poétique d’un opéra fabuleux de formes mobiles, de lumières et de couleurs, sont, comme l’humour irrésistible de ses contes et de ses fables, une expression de plus de sa générosité foncière.

Les études de l’écrivain Michel Dray, qui accompagnent depuis 25 ans l’itinéraire de Vernassa, l’approche plus récente du physicien Pierre Coullet à propos des rapports entre art et science ont permis de mieux saisir les apports fondamentaux d’une œuvre véritablement géniale, dont on n’a pas fini de percevoir les échos. La ville de Nice, qui vient d’honorer Edmond Vernassa en lui décernant son Aigle emblématique, lui doit à présent une grande rétrospective, qui permettra au public d’en mesurer l’importance.

par Jacques Simonelli