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ENTRETIEN Martin MIGUEL / Marcel ALOCCO À propos de « L’avenir n’a pas de nom »

Martin MIGUEL : Des fantômes d’auteurs ont déambulé dans mon esprit au cours de ma lecture tels Claude Simon ou Joyce mais aussi Proust, Laurence Sterne pour la forme et le contenu et aux « confidences » de J.J. Rousseau ou Montaigne et ses « essais » pour le genre. Belle brochette, si l’auteur s’en réclame !

Marcel ALOCCO : Comme disait Picasso, il n’est pas nécessaire de connaître tous les grands peintres du passé, les importants des générations précédentes on fait le travail pour nous et nous transmettent le principal. C’est encore plus vrai pour la littérature. Les influences, diverses, se remplacent, se mélangent, et les plus fortes sont sans doute inconscientes. Ceux que tu cites, comme Joyce et Perec, et bien d’autres écrivains ou courants de pensées. C’est consciemment la voie poésie qui a façonné mon écriture : la lignée Jules Laforgue, Apollinaire, Cendrars, Michaux, Queneau et l’Oulipo, et bien d’autres, la poésie spatiale très présente en Italie, la psychanalyse, l’esprit Dada, le Surréalisme et la liberté d’un Fluxus sans chaînes théoriques… Jouer avec les mots comme dans les premières lignes de « Au présent.. ». Dans « L’avenir n’a pas de nom » introduire, dé-théâtralisé, déguisé en prose, un sonnet. Ajouter Turoldus, l’auteur supposé de « La chanson de Roland » que je mentionnais à la fin du texte en affichant en 1965 la prétention d’écrire avec « Au présent dans le texte » son équivalent du vingtième siècle.

Martin MIGUEL : « L’avenir n’a pas de nom » a été publié en septembre 2023 par « Enseigne des Oudin » collection « Écrits » et diffusé par « Les presses du réel ». Ce livre comprend deux tomes : « Sept cahiers indiscrets » suivi de « Où crépitez-vous maintenant » situé et daté : Aix-en-Provence 1959 – Nice 2009 / 2013.

J’ai lu récemment ce livre de 320 pages et quoique toute lecture subit des pertes, subsistent en moi quelques interprétations et questionnements. Je vais tenter de t’en faire part, Marcel, et selon les réponses que tu fourniras, peut-être pourrai-je, pourrons-nous, creuser ce livre présenté comme un récit.

Les premiers mots qui me viennent sont des mots qui font référence à la physique : mouvement brownien, électron libre, noyau, attraction, répulsion. Donc, des évènements et mises en situation qui disparaissent et réapparaissent. Quelle est la nature de ce tissage, quels en sont les couleurs des fils ?

Marcel AlOCCO: Il s’agit entre autre d’une mise en cause de la fidélité de l’écriture, que j’abordais dans «JeuRoman » sous un tout autre angle … J’ai indiqué « Récit » mais j’ai hésité entre Récit et Essais, appellation qui ne m’a finalement pas parue méritée. Il y a le projet, et – ce qui m’intéresse – comment un bon lecteur peut percevoir l’objet obtenu.

Martin MIGUEL : Ne sont-ils pas bons lecteurs tous ceux qui sont amenés à lire ce livre car quel que soit leur bagage (connaissances, expériences, pratiques etc) ne sont pas lecteurs pour seulement te donner du grain à moudre mais pour se construire eux-mêmes des réflexions qu’ils pourront déployer ?

Marcel ALOCCO : Pour la lecture en général, peut-être. Sauf que comme tous les écrivants ne sont pas écrivains, tous ceux qui lisent les mots n’ont pas appris à lire le sens. Tu sais comme moi, par expérience, que les lecteurs « de romans bla-bla-bla », ceux qu’on appelait jadis les romans de gare, arrêtent la lecture de Joyce, ou des textes comme « L’avenir… » au bout de trois pages. Il y a des lectures de loisir, et des lectures d’exigences, du type « l’auteur me doit quelque chose ».

Martin MIGUEL : Ce texte est fait de heurts, de heurts entre évènements, de mouvements entre ce qui est et ce qui fut où ce qui fut devient ce qui est…autrement. D’évènements ou d’histoires qui tournent autour d’un noyau que l’on pourrait nommer « Je » mais un je qui fait peuple, un je multiple, celui qui est toujours en devenir et pourtant un je unique. Je dis unique parce que cette multitude de je se condense dans ce que je crois être une même syntaxe, un même mode de penser. C’est peut-être ce qui fait l’unité de ce livre qui peut avoir l’apparence du disparate.

Marcel ALOCCO : Au cours du premier tome, face à un texte perturbé – et oui un jeu de « Je » dispersés et unitaires que tu signales – un chercheur tente de reconstruire un site bouleversé. Un auteur rend compte en historien d’un récit hypothétique, patchwork composé de fragments extraits de divers écrits mélangés par le scribe inconnu de sept cahiers de travail. Certains morceaux sont peut-être des versions de ses mises en français de l’écrivain qu’il dit être en train de traduire. Ces différentes écritures sont cousues par les commentaires exploratoires d’un troisième personnage. Un jeu de « Je » multiples « auteurs écriveurs » remis en scènes par l’auteur signataire. S’agit-il de témoignages directs, du reportage objectif de témoignages ? Ou par l’écrivain final, à travers sa réflexion d’historien, de projections subjectives de sa propre expérience ? Chaque partie est ainsi soumise au variable degré de subjectivité des témoignages. Il est question, problème pour l’historien, de la fidélité des mémoires, de l’objectivité des témoignages. Problème aussi du traducteur, ou de l’écrivain qui doit dire l’informulé, serait-ce choisir entre deux synonymes qui n’existent que parce qu’ils ne signifient pas exactement la même chose.

Martin MIGUEL : On pourrait presque dire que c’est une approche d’archéologue qui récolte des artéfacts et qui, en laboratoire, sa pensée altérée par ceux-ci, reconstruit un nouveau rapport imaginaire à son objet.

Marcel ALOCCO : Sauf, complexité, que je suis le quatrième « Je », l’archéologue inventeur des trois « Je » mis en jeu. Donc aussi l’auteur de l’auteur apparent. Pensée modifiée, c’est le but de la recherche – même appliqué à un rapport ici forcément imaginaire, altéré me parait péjoratif.

Martin MIGUEL :  Ce récit ressasse par divers biais la rencontre du présent et du passé où le présent n’est rien d’autre que ce moment volatile qui fait passer le magma installé en possibilités augurales. On pourrait dire qu’il y est question du mouvement coloré des cheveux car les cheveux sont signes de temps…les cheveux des narrateurs.

Marcel ALOCCO: Tout le tome 2 est en effet une tentative de mise « Au présent dans le texte », comme l’était mon inclassable Poème-roman dont c’est le titre, publié il y a plus d’un demi-siècle par l’éditeur Pierre-Jean Oswald dans sa collection Contes et Poèmes.

Martin MIGUEL : Cette rencontre est celle d’un lecteur de cahiers retrouvés – ceux d’un jeune homme, étudiant écrivant – qui entreprend d’interpréter ou traduire, de réécrire donc, les objets de sa lecture. Il y est question de réalité et de fiction quand l’une peut très bien devenir l’autre ou, l’une et l’autre s’interpénétrer. A ce titre je pourrais dire que certaines réflexions – car ce(s) texte(s) ne sont pas simplement narrations d’évènements, mais réflexion sur ces événements et leur contexte – sont d’une criante actualité notamment ce qui concerne la guerre, et les actions abjectes de participants…humains…

Marcel ALOCCO: … lorsque l’individu est submergé par un des tsunamis de son époque…

Martin MIGUEL : Cette rencontre entre écrivain et écrivant (j’oublie le lecteur car tout écrivain est toujours d’abord un lecteur) est comme la mise en exergue d’un je(u) de miroir car contrairement à ce qui peut paraître évident, un miroir ne renvoie jamais la même image qu’il reçoit, ou du moins, le tiers qui reçoit n’est pas le même tiers qui envoie.

Marcel ALOCCO : Un lecteur m’a fait remarquer que le mot de miroir était souvent employé dans ce livre.

Martin MIGUEL : Ces jeux de miroirs sont prétextes à jeter des mots sur l’étal [Je sais que le père de l’auteur des auteurs du texte était boucher !] les dépecer, désosser pour les empaler variablement en des brochettes offertes à notre goût. Ils sont aussi les mots/fils qui se tissent et se détissent en l’accomplissement de voyages qui peuvent paraître inconditionnels mais comme dit le mystérieux Peter Bluneig (l’écrivain dont sont citées des traductions) « toute liberté est conditionnelle ».

Le premier tome est rythmé de citations que j’ai ressenties comme hâtives car urgentes – confuses dit l’interprète – parsemées de ratures et de signes que j’ai perçus comme des dessins, dessins silencieux mais parlant tout de même, de la parole intérieure que cela engendre chez un lecteur. Il est vrombissant et circulaire comme ces insectes qui abordent l’objet de leur désir. Il suscite des hauts et des bas, mais je savais, dans les bas, que mon esprit serait réveillé, rehaussé plus loin.

Marcel ALOCCO : Ces citations directes extraites des sept cahiers sont présentées dans l’état, avec des mots barrés, des blancs, des décalages … Dans leurs aspects de brouillons, avec des gestes tracés pour séparer…

Martin MIGUEL : Oui mais, cette volonté de les insérer, n’est-elle pas liée aussi à ce que j’ai déjà lu/vu de certains de tes poèmes où le texte, par sa disposition, stigmatisant le blanc de la page, et certains signes (ponctuation etc) jouent plutôt comme signes plastiques ? Cela opérant un glissement des sens provoquant une complexification du sens et une apparition, ou pas, d’une qualité de plaisir.

Marcel ALOCCO : J’aurais aimé donner ces fragments comme des documents photocopiés des pages de cahier citées, avec ratures et gribouillis…

Martin MIGUEL : Le deuxième tome, beaucoup plus court (le tiers du premier) est, pourrais-je dire, une autre face des miroirs (en fait, ce livre est kaléidoscopique) mais plus condensé, plus alerte, plus essentiel comme si tout se rejouait dans un rêve, d’ailleurs, son sous-titre est : « où crépitez-vous maintenant »

Il me semble avoir perçu, dans ce récit un thème qui perdure, comme un lest qui permettrait comme une avancée sinusoïdale : l’attachement/détachement.

Il y a la quête amoureuse, mais qui elle-même est liée à la mère que l’on pourrait résumer en : « va voir là-bas si j’y suis », donc la vie intra-utérine,  la petite enfance, l’adolescence et la mutation en adulte. C’est à dire l’expérience de la perte et de l’absence et toutes les découvertes que cela entraîne. Il y a le passage difficile de la vie culturelle familiale « populaire » -– liée, d’un côté, à la terre et de l’autre à la mer, à laquelle se greffe le problème de l’émigration et de la langue expatriée – à la vie des idées rencontrées dans les livres provoquant comme un « porte-à-faux ». 

Le détachement universitaire qui s’exprime par un lieu (une chambre sous le toit) et s’imprime, s’attache, du choc d’un papillon de nuit qui vient s’écraser contre la lucarne et continuera à se mouvoir au gré du vent et à agiter la mémoire. Et puis le détachement militaire qui de plus se situe en période d’affrontement lié à la colonisation/décolonisation donc en pays « étranger ». 

Ces attachements/détachements ne sont-ils pas à l’image – où inversement – du attachement/détachement de l’auteur à lui-même à travers l’étrangeté d’écrits retrouvés qu’il faut traduire, se réapproprier en tant qu’auteur ? Et cela en des contextes qui jouent différemment.

Marcel ALOCCO : L’auteur des cahiers égarés donne, de mémoire, un récit personnel et chronologique et donc plus cohérent. Il dit l’existence du Peter Bluneig qu’il a traduit, et ainsi personnalise les « Je » confus du premier tome. Sa mémoire et ses dires sont filtrés par plus d’un demi-siècle de vie. Il s’y est retrouvé, et peut-être aussi pour quelques bribes un peu perdu… « Fagots de mes douze ans où crépitez-vous maintenant » vient de « La ralentie » d’Henri Michaud. « …Où crépitez-vous maintenant » en sous-titre dit bien le ressenti des écarts du temps en creux dans la mémoire. Pour le reste, que tu globalises en attachement/détachement, j’en ai traité dans de précédents ouvrages : « … d’un âge sans mémoire » chez L’Amourier ou « Héritage obligé » éditions Enseigne des Oudin, et les entretiens : « Controverse » avec Alain Amiel, édité par L’Ormaie et Enseigne, et surtout, surtout parce que plus littéraire « Écrire et peindre » avec Martine Monacelli, publié chez L’Ormaie.

Attachement/détachement, avancée dialectique d’une écriture qui fait sans doute partie des fondations et des armatures de ma personne.

( 5 Janvier 2024 )

Marcel Alocco, L’avenir n’a pas de nom

Collection « Écrits »  Edit. Les cahiers Enseigne des Oudin

Diffusion « Les presses du réel ».