Spectacles

OPERA DE NICE – LA DAME DE PIQUE de Piotr Ilitch Tchaïkovski

Avec son sens de la démesure, Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, a transformé La Dame de pique de Tchaïkovski en une œuvre époustouflante ! Sa mise en scène est étonnante d’audaces magnifiques et de trouvailles parsemées pour moderniser et donner une ampleur supplémentaire à ce superbe opéra.

Moins connue que « Eugène Onéguine », La Dame de pique est une oeuvre pourtant plus élaborée et plus dramatique. Modeste Tchaïkovski, frère du compositeur, s’est inspiré de la célèbre nouvelle de Pouchkine pour le livret, suivant fidèlement le récit où le héros Hermann est hanté par la frénésie obsessionnelle du jeu jusqu’à la folie : il veut obtenir d’une vieille comtesse le secret d’une combinaison de trois cartes acquise jadis à la Cour de Versailles et permettant de gagner à coup sûr. Son amour pour Lisa, la petite fille de la Comtesse, se superpose à son désir d’obtenir la martingale et la fin est différente dans l’opéra où tous deux se suicident, alors que, dans le récit de Pouchkine, le héros, devenu fou, finit dans un asile d’aliénés répétant sans fin la combinaison des trois cartes.

D’emblée le décor nous projette en Russie. Mais dans une Russie post-Union Soviétique puisqu’il s’agit d’un lamentable mur de vitres brisées, avec un unique arbre sans feuilles où est accrochée une icône. Nous sommes loin des dorures et falbalas des salons du règne des Romanov où Tchaïkovski compose sa musique.

Resté identique, le décor (signé Pierre-André Weitz) se modifie très astucieusement en deux niveaux superposés qui permettent des actions simultanées, tandis que le choeur chante sa partition, dissimulé derrière les vitres opaques du mur. Une tête de mort reste posée au sol tout au long du spectacle.

Excessif, Olivier Py a introduit la présence muette d’un danseur pour mimer la part secrète de divers personnages, Tchaïkovski lui-même, Hermann, la Comtesse symbole de la Dame de Pique, ou encore la Grande Catherine de Russie entourée de ses singes avec lesquels elle batifole crûment. La présence de cette « mouche du coche » a pu agacer certains mélomanes qui n’ont pas cherché à comprendre le sens des mouvements de ce très talentueux danseur. Il faudrait d’ailleurs revoir le spectacle pour mieux décrypter tous les messages transmis.

Olivier Py accentue ainsi davantage l’inhibition sexuelle déjà induite par Tchaïkovski, dont l’homosexualité n’osait alors s’affirmer au grand jour. De plus, il transforme cette oeuvre en un spectacle d’aujourd’hui en introduisant dans sa mise en scène des questions d’actualité et il faudrait citer mille détails se révélant ici et là à l’oeil du spectateur qui va de surprise en surprise. Olivier Py ose toutes les audaces aussi bien sur l’indifférenciation sexuelle des personnages, hommes ou femmes, que pour sa représentation du désir qu’éprouve encore la vieille femme pour de jeunes hommes. Persuadée d’un « grand amour » d’Hermann pour elle, elle s’offre et lui tend de l’argent. Mais, lui ne veut que son secret, la révélation des trois cartes. Cette scène entre eux pourrait illustrer un polar. D’autant plus que, effrayée la Comtesse s’écroule, morte de peur. Et c’est dans un rêve qu’elle donnera les trois chiffres fatidiques : le 3, le 7 et l’as.

Après avoir gagné grâce aux deux premières cartes, au lieu de l’as attendu sort la « dame de pique ». On sait que cette carte représente toujours un personnage maléfique et dans le livre de Pouchkine, il est inscrit en exergue qu’en cartomancie «Dame de pique signifie malveillance secrète ». Persuadé en une réincarnation de la vieille Comtesse, Hermann s’affole et se suicide. Lorsque Lisa découvre que l’amour du jeu d’Hermann a dominé son amour pour elle, elle se suicide aussi, convaincue d’aimer le meurtrier de sa grand-mère, dont le cercueil sera occupé par le fameux danseur.

L’orchestre, dirigé par György G Rath, et les voix sont magnifiques et le public a particulièrement apprécié la pureté de la soprano Elena Bezgodkova, merveilleuse Lisa en duo avec Hermann interprété par le ténor Oleg Dolgov, celle de la mezzo-soprano Marie-Ange Todorovich pour la comtesse et du baryton Serban Vasile dans le rôle ingrat du prince Yeletski, le fiancé rejeté par Lisa. La distribution est particulièrement prestigieuse (chaque interprète devrait être cité), grâce à l’initiative d’une coproduction de la Région Sud pour laquelle se sont unis les Opéras de Nice, Toulon, Avignon et Marseille.

Cet exceptionnel opéra, qui captive et procure un plaisir réjouissant malgré sa noirceur, a été très amplement applaudi!

Caroline Boudet-Lefort