EvénementsJournal

Palmarès du 74e Festival de Cannes : une palme non académique

Le 74ème Festival de Cannes qui s’est tenu du 6 au 17 juillet laissera une forte empreinte dans les mémoires des Cannois et des visiteurs.

D’abord parce qu’au départ, compte tenu de la menace que faisait peser la COVID, il n’était pas certain qu’il puisse avoir lieu. En dépit des diverses fausses alertes lancées via des réseaux sociaux en mal de catastrophes, la manifestation ne s’est pas transformée en cluster. Les participants ont accepté de supporter les contrôles et le port du masque au cours des séances. Le bonheur des professionnels et amateurs d’être là après deux ans d’attente et le plaisir incomparable qu’offre le cinéma en salle l’ont emporté sur le poids des contraintes.

Festival de Cannes

Un festival au rythme des algorithmes

Le Festival 2021 fut également moins stressant que d’habitude car la pression du nombre était inexistante. En effet, avec un effectif d’accrédités divisé par deux, le nombre de salles ouvertes aux projections augmenté des trois unités du nouveau complexe « Cinéum » à la Bocca, le risque de ne pouvoir accéder aux séances avait disparu.

Pour améliorer la fluidité et réduire les attroupements aux entrées, la direction a inauguré une billetterie dématérialisée dans laquelle chacun pouvait faire ses réservations à partir de son smartphone. Après quelques cafouillages informatiques en début de Festival et un délai de prise en main par des festivaliers de l’outil numérique, le système à permis à chacun de trouver son compte. C’est ainsi que les cinéphiles, jadis souvent frustrés faute de places, ont pu avoir accès à la plupart des projections. Ce système a eu néanmoins l’inconvénient de réduire à néant toute convivialité. Entre deux séances, chaque festivalier était penché sur l’écran de son portable à la recherche de la réservation optimum et donc non disponible pour engager la conversation avec son voisin ou sa voisine…

Cannes 2021 a été également remarquable pour le nombre de films projetés en sélection officielle. Il est passé de 57 longs métrages en 2019 à 86 en 2021 (non compris le Cinéma de la Plage, Cannes Classic et la Cinéfondation). Cette augmentation s’explique par la création de deux nouvelles sections, Cannes Première (14 films) et Cinéma et Climat (17 films). Elle a vraisemblablement eu pour conséquence de réduire la fréquentation des sections parallèles (Quinzaine des Réalisateurs, Semaine de la Critique et ACID).

Une palme d’or pour la célébration des noces de la chair et de l’acier

Titane de Julia Ducournau Crédit Image : Carole Bethuel

L’événement marquant de cette année a été l’octroi, pour la seconde fois dans l’histoire du Festival de Cannes d’une Palme d’or à une femme, Julia Ducournau autrice de « Titane » . Rappelons qu’en 1993, Jane Campion pour « La Leçon de piano » avait dû partager cette distinction avec Chen Kaige, réalisateur de « Adieu ma concubine ».

Julia Ducourneau, 37 ans, n’est pas une inconnue à Cannes. En 2016, son premier film, « Grave » présenté à la semaine de la critique avait fait forte impression. On avait apprécié l’originalité du thème (l’anthropophagie) et le savoir faire de la jeune réalisatrice.

« Titane », d’un style plus sec, se débarrasse de tout réalisme. Le récit débute par l’accident de la voiture conduite par le père de l’héroïne, Alexia, quand elle était une petite fille. Elle est blessée et doit porter une plaque de titane au niveau de la tempe.

Désormais adulte Alexia, interprétée par une nouvelle venue (Agathe Rousselle) fréquente le milieu de nuit. Dans la boite où elle est danseuse, on expose à la vue des visiteurs les belles carrosseries et les jolies filles. Les imprudent(e)s pensant qu’Alexia est une proie facile sont impitoyablement châtiés par la demoiselle. Les scènes du début du film dans lesquelles Alexia se débarrasse des importun(e)s sont celles qui ont choqué certains spectateurs. Après cette introduction saisissante, le récit devient moins violent, du moins physiquement.

Pour échapper à la police, elle prend un apparence masculine et rencontre un capitaine des pompiers sous stéroïde (Vincent Lindon) la prenant pour son fils disparu, Adrien. Cette deuxième partie au climat fantastique et crépusculaire est, selon nous, la plus réussie. Quelques fois, on pense à Alien, Crash et même à Metropolis.

À la surprise générale, celle des critiques et, semble-t-il celle de l’intéressée, les membres du jury ont donc choisi de déjouer tous les les pronostics en distinguant un film de genre.

Quand Julia Ducourneau reçoit son prix, elle se livre à une apologie de « monstruosité […] une arme et une force qui repousse les murs de la normativité » oppose à « l’impasse de la perfection ».

Une des caractéristiques du Palmarès 2021 est le nombre inhabituel de binômes (double Grand Prix et double prix de la mise en scène). Ceci semble prouver qu’il y eut au sein du jury des débats serrés aboutissant à des jugements de Salomon.

Le Héros de Asghar Farhadi

Le Grand Prix partagé entre un film urbain iranien et une virée ferroviaire dans le grand nord russe.

L’Iranien Asghar Farhadi repart à Téhéran avec un Grand Prix pour « Un Héros » . Depuis le succès de « A propos d’Elly » en 2009, il jouit d’une grande notoriété internationale. Il a glané toute sorte de récompenses à Cannes, Berlin, aux Césars, aux Oscar, etc. La recette de sa popularité tient au mode de narration de ses récits. Si les situations qu’il décrit sont celles de la vie ordinaire, les péripéties s’enchaînent comme dans un film d’action. Sa dernière œuvre, « Un Héros », figurait parmi les favoris pour la Palme d’or.

Le personnage principal de « Un Héros » est Rahim, un prisonnier en permission pour 48 h. Il ne pourra recouvrer totalement sa liberté qu’après avoir remboursé une dette de 2000 toman (environ 400 €). Il ne dispose que d’une partie de la somme. Pour obtenir l’argent requis, il se livre à une mystification dans laquelle il se fait passer pour un héros. Sa combine menace d’être démasquée

jusqu’à se que surviennent un événement qui rebat les cartes. Il peut désormais se comporter en vrai héros mais…

L’autre Grand Prix est « Compartiment N° 6 » du Finlandais Judo Kuosmanen. Il s’agit du deuxième long métrage de ce réalisateur. Le premier « Olli Mäki » racontait, en noir et blanc la véridique histoire du boxeur éponyme. Il avait obtenu en 2016 le prix Un Certain regard.

Compartiment N° 6  de Juho Kuosmanen Crédit Image : ©2021_Sami_Kuokkanen_Aamu_Film_Company

« Compartiment N° 6 », est un film de voyage donc de rencontre, celle de Laura, jeune finlandaise un peu paumée avec Ljoha ouvrier russe aux attitudes rugueuses et aux propos provocateurs. Le hasard les a réunis dans le compartiment d’un train partant de Moscou pour Mourmansk via Saint-Pétersbourg. Laura se rend dans le grand nord pour voir les pétroglyphes de Kanozero à proximité de Mourmansk.

Ljoha est un travailleur itinérant. Il voyage au grès des chantiers. Il se rend dans ce port minier et industriel parce que les salaires y sont bons.

Entre chronique sentimentale et récit de voyage, ce film sensible est également une description de l’état de la Russie contemporaine. Il ravira ceux qui aiment les voyages inconfortables, les rencontres sans lendemain et la contemplation d’un paysage de neige et de glace à travers une vitre embuée.

Drive My Car de Ryusuke Hamaguchi

Prix du scénario à Ryusuke Hamaguchi pour « Drive My Car ».

En 2018, Cannes avait découvert la petite musique mélancolique de Ryusuke Hamaguchi avec « Asako 1 et 2 ». Sa dernière œuvre, « Drive My Car » d’après une nouvelle de Haruki Murakami était donc attendue par ceux qui avait apprécié son film précédent ainsi que la mini série « Senses ».

Ses fans n’ont pas été déçus.

Le film dure trois heures. Il est divisé en deux parties inégales. Dans la courte première partie, nous entrons dans la vie du couple constitué par Yusuké et Oto. Yusuké est acteur-metteur en scène. Oto est scénariste. Elle écrit des pièces de théâtre, il les monte et les interprète. Ils sont unis par leur métier, néanmoins, il existe entre eux un non-dit les faisant souffrir auquel s’ajoute la peine du décès en bas âge de leur fille.

Cinq ans plus tard, Yusuké est seul et se rend en résidence à Hiroshima

pour monter « Oncle Vania » de Tchekhov dans le théâtre de la ville. Pour des raisons contractuelles, il est obligé de laisser le volant de sa rutilante Saab 800 turbo à la mutique Misaki. Après avoir lâché le volant, son passé réapparaît. Il peut désormais l’affronter, les personnes impliquées dans le projet théâtral lui servant de catalyseur à sa renaissance.

Osons le mot., « Drive My Car » est un chef d’œuvre d’intelligence et de sensibilité qui justifie la position de Hamaguchi comme un digne héritier de Ozu et de Narusé

Annette de Leos Carax Crédit Image : Hanna Csata

Prix de la mise en scène à Leos Carax, pour «  Annette »

« Annette », présenté en ouverture, a été enseveli par une avalanche de propos laudateurs de la critique française a tel point qu’on pouvait se demander si nous avions vu le même film. Avec un peu de recul, on peut aujourd’hui constater que ce film souffre d’une faiblesse dans sa conception même.

« Annette » traite des difficultés rencontrées par un couple d’artistes dans lequel l’un a du succès et l’autre n’en a pas. Quand apparaît un enfant qui a du génie, les difficultés augmentent . Pour traiter un tel sujet, on peut réaliser un drame, une comédie, une tragi-comédie, mais pas un film musical. Ce genre ne supporte pas la nuance. Dans un film musical, le mot important c’est le second. Les grands opéras classiques partent d’une histoire très simple qui se déroule de manière linéaire. Quant on écoute un opéra, on s’intéresse au récit, au décor, etc, uniquement à cause de la musique qui les transcende. Malgré tous les beaux plans imaginés par Carax, « Annette » devient ennuyeux parce que la musique des Sparks n’est pas très intéressante. Nous sommes peinés de voir Leos Carax, artiste rare, se perdre dans un projet qui n’est pas le sien mais celui d’un producteur. « Annette » est un film de commande non réussi.

Retour au binôme avec le prix du jury. On ne pouvait imaginer de combinaison plus disparate que celle constituée par l’association de Nadav Lapid à Apichatpong Weerasethakul.

Le premier jette un cri de colère à la face des autorités et de la société israélienne.

Le genou d’Ahed de Nadav Lapid

Le second nous invite à contempler de longs plans des paysages colombiens dans l’attente d’une « boule de bruit », un gigantesque pet on dont ne connaît ni l’origine, ni l’odeur. Forcement !

W, cinéaste israélien, alter-ego de Nadav Lapid est sur le point de réaliser un film dont le titre est « Le Genou d’Ahed ». Il est invité à présenter un de ses films dans un village de la zone désertique de la Arava à l’extrême sud du pays. Sur place, il rencontre la bibliothécaire, Yahalom, également directrice adjointe de la lecture au ministère de la Culture. Elle lui fait part de l’existence d’un formulaire à remplir s’il veut être payé. W voit dans les questions posées par ce document une censure du gouvernement. Dès lors, il disjoncte en sabotant systématiquement la soirée à la bibliothèque du village et en insultant son public, la population, le gouvernement, etc.

La situation décrite par le film est très proche d’une expérience vécue par le réalisateur. Tout le problème de ce film tient à la position de l’auteur vis à vis de son personnage. A-t-il eu raison ou tort de s’emporter ? Pour quel résultat ?

Memoria d’Apichatpong Weerasethakul Crédit Image : ©Kick the Machine Films, Burning, Anna Sanders Films, Match Factory Productions, ZDF-Arte and Piano, 2021

Il est difficile de parler de « Memoria » d’Apichatpong Weerasethakul de manière mesurée. De crainte de passer pour un béotien, plus personne n’osant mettre en cause le maître.

De quoi est-il question dans sa dernière œuvre ? Si l’on voit le film vierge de toute information préalable, on constate que cela se passe en Colombie. Une femme entend des bruits venus de la terre ou bien dans sa tête. Elle cherche, sans résultats, à connaître l’origine de ce phénomène auprès d’experts et de gourous.Une explication du phénomène est donnée dans un court plan, 5 minutes avant la fin.

Pourquoi ne peut-on parler de ce film autrement q’avec des slogans dignes d’une brochure d’un stage à Auroville ? Un rapide survol des critiques parues sur Internet laisse craindre une contamination d’un virus new age sur la Croisette. On y parle d’ expérience sensorielle, transcendance, prise de conscience, vertige existentiel, rêve éveillé, génie du lieu, songe spéculatif, une autre perception du présent, expérience métaphysique, ralentissement du temps, etc.

On peut voir ce film. On peut aussi préférer se lever à 5 h du matin et écouter les oiseaux en regardant le soleil se lever. Mais ceci n’est pas du cinéma. Par contre « Memoria », c’est du cinéma.

Prix d’interprétation

Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier Crédit Image : Oslo Pictures

Le jury a choisi de donner le prix d’interprétation à deux films qui ont été projetés aux deux extrémités de la manifestation.

Le prix d’interprétation féminine est allé à Renate Reinsve pour Julie (en 12 chapitres) Joachim Trier que l’on avait un peu oublié car il avait été programmé le 3eme jour.

Avec nostalgie mais surtout avec un humour qu’on ne lui connaissait pas, l’auteur décrit le désarroi de sa génération (il a 47 ans) prise entre conformisme et volonté d’être libre. Son héroïne, Julie, belle, intelligente et irrésolue papillonne d’un homme à un autre, tente diverse profession mais se lasse vite. Elle est incarnée par l’irrésistible Renate Reinsve.

Le prix d’interprétation masculine a couronné la prestation de style de l’Australien Justin Kurzel projeté l’avant dernier jour.

Nitram de Justin Kurzel Crédit Image : GoodThing Productions

Le réalisateur reconstitue la trame des événements survenus un dimanche d’avril 1996 à Port Arthur (Tasmanie). Ce jour là, un malade mental nommé Martin Bryant à tué, à l’arme automatique, 35 personnes et blessé 23 autres. Caleb Landry Jones est Nitram (Martin à l’envers). Il réussi une composition saisissante de ce personnage épais au regard vide, vivant dans une extrême solitude qui un jour passa à l’acte pour une raison connue de lui seul.

Dans un prochain article nous parlerons de quelques pépites découvertes parmi l’ensemble des films projetés. à Cannes.

Bernard Boyer

Palme d’or : Titane, de Julia Ducournau ;

Grand Prix : Un héros, d’Asghar Farhadi, ex aequo avec Compartiment no 6, de Juho Kuosmanen ;

Prix du scénario : Ryusuke Hamaguchi et Takamasa Oe, pour Drive My Car ;

Prix de la mise en scène : Leos Carax, pour Annette ;

Prix d’interprétation masculine : Caleb Landry Jones, pour Nitram ;

Prix d’interprétation féminine : Renate Reinsve, pour Julie (en 12 chapitres) ;

Prix du jury : Le Genou d’Ahed, de Nadav Lapid, ex aequo avec Memoria, d’Apichatpong Weerasethakul ;

Palme d’or d’honneur : Marco Bellocchio ;

Palme d’or du court-métrage : Tous les corbeaux du monde, de Tang Yi ;

Caméra d’or : Murina, d’Antoneta Alamat Kusijanovic

Titane de Julia Ducournau : 14 juillet

Le Héros de Asghar Farhadi : 21 décembre 2021

Compartiment N° 6  de Juho Kuosmanen : 3 novembre 2021

Drive My Car de Ryusuke Hamaguchi : 18 août 2021

Annette de Leos Carax : 7 juillet 2021

Le genou d’Ahed de Nadav Lapid : 15 septembre 2021

Memoria d’Apichatpong Weerasethakul : prochainement

Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier : 17 novembre 2021

Nitram de Justin Kurzel : 30 septembre 2021