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Mignon mais inquiétant : l’art contemporain japonais

Torimitsu somehow i don’t feel comfortable

De nos jours, lorsque l’on parle de culture japonaise, il n’est plus question de paravents, d’estampes ou d’éventails. Ils ont été remplacés par les jeux vidéo, les dessins animés et les manga (bandes dessinées). Ou plus exactement par les icônes générées par ces phénomènes culturels, tels la petite chatte Hello Kitty, les monstres de poche Pokemon ou encore Hamtaro le hamster. Tous ces personnages ont un signe distinctif commun : ils sont kawaii, littéralement mignons, adorables.

Le culte de l’univers kawaii est apparu au Japon dans les années 1970 mais c’est surtout développé ces vingt dernières années. On estime qu’en 1992 kawaii était le terme le plus utilisé de la langue japonaise courante1. A l’origine réservé aux seuls enfants, l’attrait pour tout ce qui peut être kawaii s’est étendu aux adultes. Au Japon, l’enfance est perçue comme une période privilégiée de liberté et de puissance qui précède l’entrée dans le conformisme. Le monde de l’enfance, incarné par le symptôme kawaii, est donc un refuge doré pour les Japonais qui, soit en retardent la fin, soit refusent d’en sortir.

Mean of Blue Murakami

Au milieu des années 1990, une génération d’artistes essentiellement basés à Tokyo s’est engouffrée dans cette image du kawaii devenue au fil des ans une des valeurs sûres d’un nouvel art contemporain nippon. Seulement, ces artistes ne se contentent pas de vénérer aveuglément ce phénomène. Leurs œuvres dévoilent aussi les dangers d’une société trop infantilisée. Lorsque l’artiste Hiroshi Araki dit « j’ai l’impression de vivre pour réaliser mes rêves d’enfance »2, son discours est à l’image de sa génération qui se réfugie dans l’infantilisation. Avec son œuvre Astroboy, Araki nous renvoie à l’inquiétude de grandir. Son automate, de la taille d’un petit garçon, représente le célèbre robot humanoïde Astroboy tiré du manga éponyme d’Osamu Tezuka3. Il est allongé dans un cercueil de verre qui semble défier le temps qui passe. Astro, en tant que super robot, peut absolument tout faire excepté grandir. Il ne vieillira jamais, même dans sa tombe et restera un éternel enfant. Il est le Peter Pan du Pays du Soleil Levant. Mais, dans le manga, c’est justement son incapacité à grandir qui lui vaudra d’être rejeté et chassé par son père créateur. Araki, certes, célèbre son personnage préféré, mais son œuvre raconte surtout l’histoire d’un garçonnet malheureux, rejeté par sa famille car bloqué dans l’enfance.

Mr. DOB all Stars Murakami

L’artiste Takashi Murakami a mené une étude pour cerner les critères kawaii en vogue au Japon. Il a, ensuite, créé en 1993 son personnage fétiche, l’adorable mais énigmatique Mr. DOB. Il s’agit d’une souris hybride avec deux grandes oreilles marquées des lettres D et B, tandis que la grosse tête ronde forme le O. Ce dernier devait être séduisant et mignon, à l’instar du phénomène populaire qui marque le Japon dans son quotidien et son imaginaire. Décliné en dizaines de produits dérivés, il est un véritable succès commercial. Mr. DOB est, à la fois, l’homologue nippon de Mickey Mouse et son double monstrueux, car de façon surprenante sur certaines toiles, Murakami fait subir d’étranges métamorphoses à son personnage, pire il le mutile. Son corps est éclaté, ses dents, ses yeux, ses membres sont éparpillés aux quatre coins de la toile ou bien ramassés et écrasés en boule. Murakami semble nous mettre en garde : il faut se méfier de ce qui semble, a priori, mignon ! Parfois, le simple sourire de Mr. DOB a quelque chose de dérangeant, un peu à la façon de ces vieilles sorcières du folklore populaire qui attirent les enfants dans leurs filets à coup de sourire mielleux et de bonbons. Telle une Mona Lisa moderne, il est alors impossible de deviner ce qui se cache derrière son sourire ambigu.

Ainsi le versant inquiétant du kawaii n’a pas forcément besoin d’une représentation monstrueuse pour mettre mal à l’aise. L’artiste Momoyo Torimitsu a réalisé en 2001 une œuvre doublement explicite à ce sujet : d’une part le titre Somehow I don’t feel comfortable que l’on pourrait traduire par « En fait, je ne me sens pas à l’aise », laisse peu de doute sur son sens et d’autre part, les deux gigantesques lapins roses qui la composent, pourtant si souriant et kawaii, nous laissent comme une impression d’étouffement, de suffocation. En plus de nous intimider par leur taille (près de trois mètres de hauteur), les deux énormes ballons gonflables roses sont réalisés et disposés de façon à être écrasés entre le sol et le plafond afin qu’ils nous cachent le reste de la salle d’exposition et gênent notre circulation. Ils sont accompagnés de dessins qui les montrent une fois dégonflés : ils ressemblent alors à des bêtes d’abattoir dépecés. Somehow I don’t feel comfortable est la représentation d’un cliché : une forme d’innocence et de naïveté concentrées dans « l’esprit kawaii ». La taille disproportionnée de ces jouets pour enfants renvoie au malaise des Japonais face à leur incapacité à se libérer tant physiquement qu’intellectuellement des carcans sociaux.

Astro Boy Hiroshi Araki

Le phénomène kawaii incarné dans l’art contemporain nippon est à l’image de la culture zen : l’idée de dualité y tient une place prépondérante. Tour à tour mignonnes et inquiétantes, ces œuvres sont la métaphore du Japon du XXIème siècle.

Par Charlène Veillon

1. Sharon Kinsella, « Cuties in Japan », Women, Media and Consumption in Japan, Curzon à Hawaii University Press, 1995. Selon cette même étude, 71% des personnes entre 18 et 30 ans adorent le style kawaii et 55,8% aiment les attitudes et comportements qui s’y rattachent.

2. Donai Yanen ! Et Maintenant ! La création contemporaine au Japon, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1998, p.68.

3. Le manga Tetsuwan Atom, soit Astroboy en France, fut créé par Osamu Tezuka en 1951, puis lancé à la télévision en 1963.