Brèves de lecture

Marcel Alocco « Bruits de vie »

« La vie est un patchwork » écrivait Arman dans le dessin qui ouvrait les trois fragments de La musique de la vie (1997 – 2000) que publiait les éditions de l’Ormaie en 2002, aujourd’hui ce sont celles de La Diane Française qui publient le deuxième opus de la musique de la vie (2000-2013), soit treize fragments intitulés Bruits de vie, fragments qui sont eux-mêmes formés de x poèmes dans l’asymétrie qu’impose le déroulé des jours.

Ces bruits sont ceux d’une musique cassée – Ma poésie n’est pas chantable, prévient Marcel Alocco (…) elle cas- / se / comme / John Cage / Luciano Berio / ou Karlheinz / Stockausen / ou plus modestement / Coltrane » – acceptant les hasards, les chaos de la vie, les chocs : L’écriture poétique de Marcel Alocco – sa « réal poétic » comme il l’écrivait il y a lurette déjà – prend en charge tout cela : bris de mots, de vers, coupes, accents, intensification du bref et soudain allongement de la phrase, mise en évidence par arrêts, retours ligne, jeu de blancs jusqu’à l’insertion d’un sonnet aux alexandrins réguliers… Oui, nous retrouvons le patchwork – il est vrai que chez Marcel Alocco poète et plasticien sont toujours allés l’amble – car bien sûr touts ces pièces vont être cousues, assemblées, rythmiquement ordonnées, patchwork interminable, patchwork en cours et à venir.

J’aime à retrouver chez Marcel Alocco cette fidélité à ce qui fut sa belle querelle dès 1962 dans le n° 2 de la revue Identités – revue qu’il fonda avec quelques amis à Aix-en-provence – dans son article Poésie n’est pas où il fustigeait les pètes à l’eau de rose, les « vomisseurs de brouillard » qui « font beaucoup de fumée », qui manient « la purée de pois au bulldozer », qui se complaisent dans l’approximatif et l’irréel d’un vague projet essentialiste : J’aime à retrouver son goût de ce concret de l’objet et de l’être humain, hommo viator – « j’irai seul sur la mer vide sous un ciel déserté » _ qui tente toujours d’en savoir un peu plus sur son voyage. J’aime à le voir installer l’homme dans le monde encore et toujours, dans le temps quand le temps, cette « marque de son impuissance » selon Jules Lagneau, presse parce que bientôt « nous en aurons fini avec les violences de la chair », que le naufrage se fait toujours plus proche, que glissent toujours plus « les grains (…) vers leurs pertes silencieuses » et que pourtant l’on aime de la vie sa saveur mortelle, ces « rocs pointus qui (blessent) ».

Marcel Alocco est un artiste, ce poète, inventeur de formes visibles qui savent inviter l’intelligence à la fête des sens, mêler les personnages d’Homère (Ulysse, Laërte, Nausicaa et surtout Circé, l’épervière, figure de celle que l’on attend toujours là où « les mots manquent ») aux poètes Rimbaud, Laforgue, Apollinaire, Larbaud, Desnos, Aragon mais aussi Villon et Du Bellay, faire place aux lieux et aux circonstances d’hier. Attention, il n’y a pas ici simple évocation sur le mode descriptif et narratif des événements et des faits de la biographie mais mieux leur retentissement affectif, matière même du poème. Au travers de l’omniprésence d’un je se dégage la présence d’un sujet : C’est à coups d’écarts et de déports qu’il se construit générant dans une tension qui donne toute leur dynamique aux poèmes cette voix d’encre singulière de Marcel Alocco. Cette voix a un ton, celui d’une lourde fatigue, celle qui résulte de ce va et vient entre les élans de vie d’hier – Adolescence, jeunes et belles amours, Aix-en-Provence, l’amitié, la poésie, les espoirs…– et leur part d’ombre qui n’a cessé de croître au fil des jours. Voix du déclin, elle s’accorde avec son issue vers la mort que Marcel Alocco apostrophe ici et là en quelques appels aux teintes baroques. Elle contribue à cette mélancolie qui court dans ce livre, mélancolie que je verrais comme le contraire de la posture alanguie de je ne sais quel ange perdu dans ses pensées nostalgiques mais bien plutôt comme quelque chose de violent – Marcel Alocco ne voudrait-il pas écrire comme on boxe « 15 rounds d’une extrême violence » dans son poème « Contre l’éternité » ? – qui proteste derrière le bâillon des mots inconsistants alors que l’envie de vivre et d’aimer est toujours vive. Mélancolie active d’une fidélité à l’échec liée au désir d’écrire quand il ne se berce pas d’illusions et qu’il vit habité par la certitude de son empêchement et du caractère inabouti de l’art en général malgré ses réalisations dans un faire toujours remis. Alors ce qu’il reste, c’est « la brûlure d’un rendez-vous manqué ». Toujours manqué mais dont les braises sont toujours vives. Reste alors à se rendre à l’injonction de Marcel Alocco : il faut se porter à l’écoute pour entendre « dans la rumeur des mots le bruit irrégulier d’un cœur qui bat encore ». Oui, les poèmes de Marcel Alocco sont vivants et comme tels aptes à dicter de la vie !

Alain Freixe

Paru dans la revue Phoenix n°19 automne 2015-12-28

9, rue Sylvabelle, 13006 Marseille

Marcel Alocco « Bruits de vie »

Editions La Diane Française, Nice, 2014