Architecture/design

Entretien avec l’architecte Yona Friedman

Jean Pierre Giovanelli : Yona Friedman, on vous connaît comme l’un des plus grands penseurs de l’architecture mais depuis la publication de cette théorie sur l’architecture scientifique de 1957, il s’est passé énormément de choses. L’usage de l’ordinateur s’est démocratisé à tel point qu’il est complètement détourné de la fonction que vous lui attribuiez dans votre livre. Nos sociétés connaissent de plus en plus de problèmes et l’habitat et l’urbanisme ne nous satisfont plus.

Yona Friedman : La théorie exprimée dans cet ouvrage partait du postulat qu’il est impossible de décider à la place de l’usager, que ce soit pour l’habitat ou pour la ville. Urbanisme et habitat doivent s’élaborer et évoluer selon le comportement des utilisateurs. Disons que ce sont des expériences en grandeur nature.

(c) Yona Friedman

Cela fonctionne très bien à partir de ce que j’ai élaboré et écrit dans des manuels en bandes dessinées mis à la disposition d’employés qui devaient concevoir non pas des maisons individuelles mais des bâtiments collectifs, des sièges sociaux et des lycées, etc. Sans savoir ce que contenait ce livre, les bâtisseurs ont très bien mis en pratique les idées de l’ouvrage. L’un de ces bâtiments a été construit et existe. J’ai appris beaucoup de choses sur le coté psychologique, qui n’était pas traité. En 1970, j’ai essayé de mettre ce programme sur ordinateur mais le résultat ne fut pas satisfaisant. Bien que l’ordinateur indique les meilleures solutions, il est trop abstrait et trop rapide. Les Béotiens sont lents et ne savent pas formuler leurs problèmes. J’ai reformulé ma théorie sous forme de jeux mais ça n’allait toujours pas. Les jeux étaient trop déconnectés de la réalité et des utilisateurs. Mais dès que nous sommes passés à la phase de conception d’un bâtiment, tout a changé. Les gens ont commencé à discuter entre eux et il fallu prévoir six mois de discussions. En tant qu’architecte électronique, j’assumais ma responsabilité envers l’Etat et m’assurais que le budget ainsi que les règles de construction et de sécurité étaient respectés mais la conception était totalement laissée à l’usager.

JPG : Qu’en était-il des règles d’urbanisme ?

(c) Yona Friedman

YF : En matière d’urbanisme, les utilisateurs ont élaboré aussi les infrastructures les communications et les espaces. Vous le voyez, c’est une méthode assez peu orthodoxe. Généralement, le gouvernement, les villes, les municipalités décident du schéma urbanistique et imposent leurs décisions aux utilisateurs qui la subissent ou l’acceptent. S’ils boudent les décisions, alors les lieux ne sont pas respectés. A Paris, plusieurs décisions prises par la ville n’ont tout simplement pas été acceptées par les usagers. Cela se voit avec l’implantation de commerces décidés par le plan d’urbanisme, commerces qui ferment les uns après les autres. L’urbanisme ne doit pas figer une situation mais être souple et adaptable pour suivre les utilisateurs. C’est fondamental même si certaines choses sont prévisibles. Je parle de mécanisme urbain. Le mécanisme urbain, en effet, n’est en rien semblable aux prévisions atmosphériques. Tous les essais et prévisions administratives sont assez réalistes. Cependant ce système a montré ses limites. Il faut savoir que les politiques d’urbanisme se font en réalité dans le cadre d’un aménagement du territoire lié à une politique immobilière et sur la base de prospectives d’une réalité sociale théorique. La raison principale, à laquelle je tiens, se résume à un établissement aussi souple et modifiable que possible et transformable pour que l’usager comme les fonctions puissent évoluer dans le temps.

JPG : Pensez-vous que l’usager est apte à porter un jugement sur l’objet avant de l’avoir pratiqué ?

YF : Absolument. C’est pourquoi je cherche toujours des techniques qui permettent une modification des lieux. Par exemple, le projet très simple que j’appelle « musée des rues », proposé à la Ville de Paris, et que je mets en œuvre en Italie, est un projet conçu entièrement par l’usager et construit par lui. C’est simplement l’amoncellement de cellules légères de vente, qui peuvent peut être établies où l’on veut. On peut les transférer de façon très simple. Je donne des maquettes, des explications, les usagers mettent le projet en place.

(c) Yona Friedman

JPG : Vous le faites en Italie ?

YF : Oui, en septembre, en laissant totalement son libre-arbitre à l’usager. Cet été, j’ai donné des maquettes, des explications, sans aucun plan.

A Shanghai, le fleuve coupe la ville en deux sans que les deux rives soient reliées pour les piétons. Vous passez d’une rive à l’autre en taxi, en bicyclette ou en métro, mais vous ne pouvez pas vous promener à pied. En 2002, j’ai proposé des villes-ponts pour que les rues se continuent au dessus du fleuve. En 2007, j’étais invité à Shanghai et mon projet a été pris très au sérieux. J’ai même parlé à la télévision chinoise, fait rare pour un étranger. Le gouvernement et la ville étaient favorables parce que mon idée avait reçu un avis favorable du public. Nous avons élaboré différents concepts de ces villes-ponts qui donneront naissance à des programmes de concours pour les cabinets d’architecture et d’urbanisme chinois. C’est, je crois, la meilleure façon d’aborder l’architecture pour que celle-ci remplisse parfaitement son rôle. Généralement, l’architecte a l’idée erronée de dessiner un plan détaillé alors que sa fonction essentielle devrait être d’élaborer un concept, comme cela se pratiquait au Moyen Âge, pour les cathédrales.

JPG : Vous parlez de ponts : Le Ponte Vecchio, un pont habitable avec des commerces ?

YF : En Chine, j’apporte une idée connue depuis mille ans. Je crois qu’on fait l’erreur de penser que l’avant-garde invente le monde, alors qu’elle propose souvent ce qui a déjà existé mais avec un autre contenu, une autre forme et une technologie nouvelle. Il est très prétentieux de penser qu’une modernisation ne résulte pas d’une longue histoire. Je ne cesse de dire qu’il faut penser l’architecture non pas comme un objet mais comme un processus évolutif, qui ne se termine pas avec la fin du chantier.

Pour les Jeux Olympiques a Paris. J’avais fait une proposition qui s’appelait tout simplement « Paris Olympique ». Il s’agissait d’utiliser les Champs Élysée, avec des tribunes tout au long et de dévier la circulation dans les contre-allées pour laisser aux piétons le centre avec les fameuses perspectives. Depuis le baron Haussmann, Paris possède des perspectives que personne ne peut voir parce qu’envahies par les voitures. L’idée était de transformer ces grands espaces publics en stade, y compris la place de la Concorde, l’esplanade des Invalides, qui sont magnifiques à voir. Les encombrer de voitures est absurde. Tout cela à moindres frais.

JPG : N’avez vous pas le sentiment que les choses vont de plus en plus vite et que le temps et l’espace n’existent presque plus ?

YF : Cela m’intéresse du point de vue de la physique, mais c’est différent dans l’architecture. Je crois simplement que pour la ville on doit penser aux utilisateurs et non pas aux bâtiments et surtout pas seulement aux plans sur papier. On devrait supprimer le papier. Moi aussi, je dessinais, c’était agréable mais cela donne une idée très vague. Une maquette donne une vision un peu plus détaillée. Je commence à croire que la réalité en grandeur a valeur d’exemple et qu’il est possible d’en apprécier le fonctionnement. Sans cela, c’est un joli dessin. On peut dessiner n’importe quoi avec l’ordinateur mais la réalité est bien autre chose. Les jeunes me traitent d’utopiste. Non, je ne suis pas un utopiste mais un réaliste.

Yona Friedman et J-P Giovanelli

JPG : Michel Ragon dit que l’utopie est la réalité de demain.

YF : Dans mon livre Utopie réalisable, j’insiste sur l’utopie parfaite. Si c’est réalisable, ce n’est plus utopique. Je n’agis pas seulement sur une réflexion théorique. J’ai construit en Inde. Je ne pouvais pas donner de dessins techniques aux ouvriers qui ont réalisés les constructions. Cela n’aurait eu aucun sens pour eux. Je leur ai expliqué à l’aide d’une bande dessinée et ils ont très bien construit. Un architecte qui se polarise sur les détails techniques fige totalement le processus de construction. Je m’y connais en détails techniques pour avoir travaillé comme ouvrier du bâtiment. On apprend beaucoup de choses sur les chantiers. Ces bâtiments indiens ont intéressé des revues d’architecture mais on demandait toujours: qu’en est-il des façades ?

JPG : Est-ce qu’il y avait des plans ?

YF : Je préfère la réalité. Je fais le dessin après la photo.

JPG : C’est certainement mieux, parce que au moins ça existe.

YF : C’est ça, et quand on me demande « mais est-ce possible ? », je réponds que tout le Moyen Âge a été construit ainsi.

JPG : Oui, bien sûr, il n’y avait pas d’architecte. Même Phidias, le bâtisseur de l’Acropole…

YF : Il y avait des constructeurs, des savoirs techniques et la participation d’artistes.

JPG : Oui, il y avait une symbolique. Pour l’Acropole, Phidias a travaillé comme cela. Avec une symbolique religieuse et esthétique et des techniques simples mais cependant très élaborées.

YF : Il y avait des maçons au sens profond du terme. Ce n’était pas figé sur papier.

par Jean-Pierre Giovanelli


Biographie :
Yona Friedman est né en 1923 à Budapest.
Il a fait ses études à la Technical University de Budapest, avant de poursuivre sa formation de 1945 à 1948 au Technion d’Haïfa en Israël où il travailla comme architecte jusqu’en 1957.
En décembre 1958, Yona Friedman fonde le GEAM (Groupe d’Études d’Architecture Mobile) qui, jusqu’en 1962, réfléchira sur l’adaptation de l’architecture aux transformations de la vie moderne.
Dès 1958, il établit les principes de la « ville spatiale », à savoir une structure tridimensionnelle.
Yona Friedman formule aussi, dès cette année là, les « Propositions africaines » qui consistent à combiner des techniques de constructions locales avec une infrastructure moderne.
En 1963, il développe une réflexion sur les villes-ponts, et envisage un pont sur la Manche.
Vers le milieu des années 1970, il continue d’être préoccupé par l’élaboration d’habitations pour des pays en voie de développement, en Asie, en Afrique et en Amérique du sud.
A partir de 1975, il fait l’expérience réelle de l’auto-planification, c’est-à-dire de la conception d’un bâtiment par ses futurs usagers. Pour ce faire, il transforme son livre Pour l’architecture scientifique en une « méthode scientifique » de la conception architecturale (sujet de ses cours universitaires) en « bandes dessinées » afin que les non-professionnels puissent comprendre et appliquer cette méthode.
En 1987, il termine le Museum of simple Technology à Madras en Inde, qui met en œuvre des principes d’auto construction à partir de matériaux locaux tel le bambou.
Ces recherches ont inspiré de nombreux architectes et projets visionnaires dans le monde.

Bibliographie :
L’architecture mobile, Paris-Tournai, Casterman, 1958, 1970.
Pour une architecture scientifique, Paris, 1971.
Comment vivre entre les autres sans être esclave et sans être chef, J.J. Pauvert, Paris, 1974.
Les pictogrammes de la genèse, Paris, 1975.
Comment habiter la terre, Paris, 1976
L’architecture de survie, Casterman, Paris, 1978.
Où commence la ville, Paris, 1980.
Alternatives énergétiques, Dangles, Paris, 1980.
L’univers erratique, PUF, Paris, 1994.
Théorie et images, Institut Français d’Architecture, Paris, 2000.

Note :
Michel Ragon, écrivain, né en 1924 a eu plusieurs vies. Son adolescence, à Nantes, se termine en même temps que la guerre, avec la poésie comme « art de vivre ». Il « monte » à Paris et découvre la bohème, sa solidarité certes, mais aussi la faim et le froid… Paris vit à l’heure des rationnements et les petits boulots qu’effectue Michel Ragon ne sont guère lucratifs. Les rencontres, les amitiés et les amours vont lui faire connaître et apprécier des milieux qui s’ignorent royalement: la littérature prolétarienne et son « pape », Henri Poulaille, l’art abstrait et surtout le mouvement Cobra. Il deviendra l’historien de l’un et le propagandiste-critique de l’autre.
À ces deux « vies » s’ajoute au moins une troisième : la passion pour la ville moderne et ses architectures.

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