Créer, absolument. Riopelle à la Fondation Maeght. – Parfums d’ateliers
La nécessité ne s’explique pas, elle s’admet.
Jean Paul Riopelle
Riopelle dans tous ses états. Ou encore : Riopelle tel que vous ne l’avez jamais vu. Ainsi serait-on tenté de sous-titrer l’événement proposé cet été par la Fondation Maeght tant l’exposition intitulée avec poésie Parfuns d’ateliers crée la surprise. Et ce en premier lieu par la vue panoramique inédite qu’elle dévoile sur le parcours de Jean Paul Riopelle : un parcours dense, tracé en équilibre entre deux lignes de crêtes : la démesure et la cohérence (1). Ensuite, par la vitalité et l’inventivité artistiques dont témoigne l’ensemble des œuvres exposées. L’incroyable énergie créatrice qui, de série en série et d’atelier en atelier a impulsé et donné corps à ses recherches est ici rendue palpable et anime de ses flux vibratoires les espaces dédiés.
En 1970 puis en 1990, la Fondation Maeght avait déjà accueilli par le biais d’expositions monographiques le travail de Riopelle. Aujourd’hui l’approche s’est voulue différente : mis à part la dernière salle ou le parcours proposé se fait historique, partout ailleurs son Œuvre est déroulé suivant les thématiques bien différenciées qu’il avait développées.
Une scénographie ample dévoile des suites lithographiques, des séries d’inspiration nordique ou en référence à Matisse, des ensembles de grandes tapisseries, de techniques mixtes ou de collages, des bronzes et autres terres cuites constituant un improbable bestiaire. Autant de réalisations dont les techniques furent adaptées aux aléas et à la configuration des ateliers où elles furent réalisées, en France et au Canada, dans le mouvement perpétuel d’une production gigantesque.
Dès les premières salles l’exposition porte ainsi à l’évidence la puissance de cette dynamique intérieure demeurée à fleur de surface des œuvres qu’elle a initiées et qui, sous le regard du visiteur, se réactive et vient le vivifier. Dès lors, il ne peut plus en douter : créer, pour Riopelle, était une nécessité absolue. Les photographies et les documents d’archives, les cent quatre vingt pièces exposées dont certaines sont montrées pour la première fois, le recours constant à différentes techniques et les inventions qu’elles dénotent, tout dans cet ensemble l’affirme clairement.
De l’enfance à la fin de ses jours, il lui aura fallu en conséquence donner forme à cette puissance qui l’a habité, la libérer et s’en saisir pour explorer et s’approprier les différents champs de l’art. Vivre, ce sera donc très tôt pour lui entrer dans d’incessants corps à corps avec la multiplicité des supports et des matériaux. Les œuvres surgies ainsi de cette effervescence et données à voir ici attestent par leur force et leurs dimensions de la vigueur de ces affrontements. Mais pas seulement : le commissariat d’Yseult Riopelle, sa fille, qui propose ce cheminement à travers la diversité des techniques permet de percevoir également toute la cohérence de ce travail titanesque. Orchestrant le jaillissement permanent de ses créations, Riopelle les organisait en suivant les fils rouges de ses recherches et de ses expériences mais aussi de ses ressentis et de ses intuitions, comme autant d’ingrédients prélevés dans le cours même de sa vie.
Mu par une insatiable curiosité intellectuelle sous-tendue par de remarquables capacités d’assimilation, Riopelle, grand lecteur, fut en lien avec nombre d’écrivains, de poètes, de critiques et de théoriciens de l’art. Mais son intérêt n’était pas cantonné à la seule sphère culturelle et d’autres domaines le passionnèrent tout autant, comme le sport automobile ou la navigation et apportèrent une part de leur substance à l’exercice de son art.
Il pratiquait la pêche dans l’Arctique comme en Méditerranée ou sur les lacs québécois, chassait l’oie et le canard sur les bords du Saint Laurent, le sanglier dans l’Aube ou le Caribou dans le Nunavut. Et donnait dans son bestiaire original la part belle à la vie sauvage qu’il observait de fait.
La nature répondra ainsi pleinement à son besoin de liberté et d’authenticité et s’avérera, selon ses propres mots, être pour lui l’unique référence. Oscillant entre abstraction et figuration mais sans jamais la réduire à une description, il la façonnera à sa guise, avec fougue et passion, audace et respect. En retour elle confèrera à sa pratique magistrale le pouvoir souverain de l’édification.
Riopelle, un démiurge à l’imagination irriguée par des fulgurances ? Sans aucun doute, comme tout artiste véritable faisant advenir au monde ce qui n’y existe pas. Un démiurge certes mais si absolument tendu sans discontinuer dans l’acte créateur qu’il n’aurait pas eu le loisir se considérer comme tel. Un démiurge assurément qui visait très haut mais dont l’humour et la générosité veillaient au grain et dont la vision ne fut jamais troublée par des débordements égotiques. Un démiurge effectivement qui poursuivait un rêve à l’ambition généreuse : ce géant de l’art qui faisait le grand-écart entre la France et le Canada voulait créer à Montréal une fondation accessible aux artistes et artisans d’art pour la pérennisation des techniques. Fasciné par la maîtrise européenne, il voulait agencer un lieu d’importation, de partage et de transmission qui serait devenu un creuset du faire ensemble :
« Mon idée, c’est d’amener des techniciens et des artisans de pointe, européens, à travailler avec des gens d’ici au service de la production artistique. Il y aura des ateliers. Ce sera un lieu de travail. Mon idée, c’est d’amener ici toute une tradition qui agonise et de la perpétuer alors qu’il en est encore temps. Essayez de faire du staff, de la céramique artistique, c’est en voie de disparition. Je veux faire venir des maîtres en Europe de ces choses-là, des grands artisans et les faire se confronter aux créateurs d’ici de façon à ce qu’il en ressorte une tradition.[…] Nous allons arriver à des résultats étonnants […] Avec cette fondation, je veux faire travailler les gens ensemble. » (2)
De son vivant, les différentes tentatives entreprises échouèrent, au Québec comme en France. Néanmoins cette utopie d’artiste impliqué se concrétisa après sa disparition avec l’avènement en 2019 de la Fondation Riopelle à Montréal. Un espace y est dédié à ses œuvres et l’institution « s’est donné pour mission d’inspirer et de soutenir la prochaine génération d’artistes canadiens et internationaux. » (3) De quoi apaiser celui qui, peut-être, on peut évidemment rêver, promène encore son bronze Chien-Isabelle. Non plus seulement dans l’espace-temps circonscrit par l’immense photographie suspendue dans le hall de la Fondation Maeght mais aussi et pour une durée indéterminée sur les chemins d’une Olympe fantasmée qu’il saura revisiter à l’envi.
Catherine Mathis
(1) Voir P 11 catalogue de l’exposition
(2) René Viau, « Riopelle chez lui » Le Devoir, Montréal, 17 juillet 1982, p.9
(3) D’après notes réunies par Colette St-Hilaire, Fondation Jean Paul Riopelle, 04.04.23
Jean Paul Riopelle
Parfums d’Ateliers
Du 1er juillet au 12 novembre 2023
Exposition dans le cadre de Riopelle 100, année du centenaire de la naissance de l’artiste
Fondation Marguerite et Aymé Maeght
623 chemin des Gardettes
06570 Saint-Paul-de-Vence – France
Visuel de couverture : Jean Paul Riopelle – Projet de décors pour le chorégraphe Merce Cunningham, 1967
Pastel à l’huile et encre – Pages d’un carnet de dessin
Collection particulière, © ADAGP, Paris, 2023