Brèves de lecture

Au crépuscule de la BEAT GENERATION (en BD)

Si nous n’avons pas eu la chance de longuement vivre une langue étrangère en immersion dans la population d’origine, difficile d’apprécier une littérature qui n’a pas été écrite dans notre langue maternelle. Chaque phrase ne dit pas seulement la simple signification des mots du dictionnaire. Elle connote par toutes les rencontres et les usages en situation de chacun des mots, chacune des expressions, par les couleurs données depuis le premier emploi dans des circonstances personnelles hors de l’apprentissage mécanique du vocabulaire et des formes. Ainsi, s’ils n’étaient pas anglophones, les intéressés connaissaient quand même dans le début des années soixante l’existence des poètes Beats par des commentaires ou critiques, mais le plus souvent très peu par leurs textes. Quelques publications, dispersées. Les écrits de Jack Kerouac étaient (et restent) les seuls à être assez publiés. La parution de « La poésie de la Beat generation » textes traduits de l’américain par Jean-Jacques Lebel (Denoël, janvier 1965) anthologie préfacée par Alain Jouffroy était alors un grand événement dans le petit monde de la littérature poétique… Dans le n°10 (1965) de ma revue « identités » j’avais le plaisir de publier avec l’accord de J-J Lebel quelques extraits de sa postface et les deux premières pages du long poème « HOWL » qui hurlait d’entrée :

« J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus,

se traînant à l’aube dans les rues nègres à la recherche d’une furieuse piqure,… »

Ainsi entraient dans notre connaissance dans l’ordre alphabétique les tons particuliers de Andrews, Burroughs, Corso, Ferlinghetti, Ginsberg, Kaufman, Kerouac, Lamanta, McClure, tons propres à une génération américaine produisant un phénomène de marginaux révoltés, une révolte portée par les mythes glorifiant les souffrances et les dérives de la marginalité citadine contemporaine. Les décors évoqués et les ambiances résonnées exprimées dans ces formes d’écritures ne nous surprenaient guère. Nous avions depuis Jules Laforgue, à travers diverses expressions, Guillaume Apollinaire, Valery Larbaud, La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Blaise Cendrars, Antonin Artaud, les poèmes des drogues et magies vécues d’Henri Michaux, des écrits de Dada et du Surréalisme, connu diverses grandes libertés d’écriture. Le climat général Beat était différent : il s’agissait de l’expression critique d’une société industrielle et citadine en pleine expansion, par des artistes qui se disaient « contre-culture ». Ce qui n’est qu’une désignation actualisée de ce qu’a toujours été l’avant-garde de la création littéraire. Nous pourrions considérer François Villon, (dit l’un des premiers « poètes maudits »), comme précurseur Beat, et par certains aspects aussi le bien mystérieux William Shakespeare …

Le livre en Bandes Dessinées (en français se prononce en général « bédé ») publié par La boite à Bulles, serait plutôt boite à rectangles. Par ses images, mais aussi par les taches blanches porteuses des textes cadrées d’un trait noir entourées d’explosions de couleurs. Il ne s’agit pas d’une anthologie, mais d’un récit accumulant les anecdotes, rencontres, errances de l’un à l’autre … Personnages dessinés à traits simples, sans reliefs, dans un jeu violent de couleurs arbitraires, sur fonds ou ciels jaunes, images simplifiées dans des pages ou des fragments entièrement recouverts de monochromes violents, rouges, gris bleutés, figures de verts brouillés, les rues ou natures ou intérieurs sinistres de mauves, vert de gris, ombrés, ou dans des clartés hurlantes semblables à des explosions. Expressionisme d’ambiance malaise d’incohérences. « La PEUR, man, la toute puissante et omni présente trouille. Tous ont peur, tremblent : tout le monde est terrifié et toi aussi mon fils. » et « À savoir qu’on est en l’air dans un oiseau de ferraille qui fonce à 500 miles à l’heure… à la merci du premier nuage qui passe… dans la tête creuse du pilote »

Sont contre. Ils se heurtent à la réalité matérielle, et mélangent mythes-spiritualité-zen-secret-bouddhisme-sacré-rêve, autodestruction. « Militants de la défonce sans retour » mais : « on ne confie pas aux matons le secret de l’évasion ». Spécimens représentatifs de l’émergence des hippies devenus, dans une frange « pré-baba cool », symbole de la contre-culture, peut-être. Certains vont jusqu’à affirmer que « s’il n’y avait pas eu de « Beats » il n’y aurait pas eu de mai 68 », ce qui est confondre un marcassin minuscule avec le Palaeoloxodon antiquus ou son cousin mammouth. Les Beats ne présentaient pas une image globale de l’Amérique, sauf à en donner une version échantillon carnavalesque. Ce n’étaient pas l’Amérique dans tous ses Etats, les Amériques de John Steinbeck ou de William Faulkner, celles de « Les raisins de la colère » ou de « Le Bruit et la Fureur » qui sans doute persistaient à résonner encore en eux, mais l’Amérique limitée à certains quartiers du nord de la Côte Est, New York-Manhattan, ou du sud de la Côte Ouest, Los Angeles-Hollywood. Pas des populations en marche, seulement des individus au mieux accrochés à des petits clans… comme il est normal pour des éclaireurs jetés en avant-garde… Mouvement de contre-culture nourri des variations naissantes des idéologies du milieu du XXe siècle : le contraire de ce que soutiennent les fans de la « Beat generation » qui croient naïvement que la poésie change le monde alors que, hélas, elle ne peut que traduire, révéler ou dénoncer ses changements. Ce qui déjà est pénible, parfois dangereux, compliqué, et compte.

Ce gros volume de 240 pages répercute malaises, dérapages, fuites en avant, aventure, autour de quelques éclairs produits par des écritures. Davantage écho de mythes que de l’Histoire, aussi proche des réalités que « La chanson de Roland » d’un improbable Turoldus ou « Les trois mousquetaires » d’un certain Alexandre Dumas, mais dont il reste quelques textes, témoignages féconds pour la réflexion, qui mieux que tous les récits disent des traces de vie. Partez du crépuscule pour aller au zénith et jusqu’à l’aube nouvelle dans une diversité des textes « Beats ». Voyez les images ici proposées comme un des chemins vers les textes d’origine…

Marcel ALOCCO

Au crépuscule de la BEAT GENERATION

Le dernier clochard Céleste, par Etienne APPERT

Format cartonné couleur 190×265 mm, 240 pages, 29 €

La Boîte à Bulles 2023