Brèves de lecture

Art contre Art Contemporain ?

(à propos de L’art caché, les dissidents de l’art contemporain, par Aude de Kerros, éd. Eyrolles 2007, deuxième édition 2013.)

À propos de l’art contemporain, qu’elle honore d’initiales majuscules, AC, la récidiviste Aude de Kerros, avec l’aide probable de son fil à couper le beurre, redécouvre l’Amérique : Elle décèle même de manière fort pertinente que « deux pratiques coexistaient sous la couverture d’un même mot : « art contemporain » et « art ».

Elle a « constaté l’impensable : les œuvres ne sont que des produits financiers dérivés, très sécurisés… La crise a révélé que la valeur et le prix sont deux notions qui ne coïncident pas forcément. ». Ce qui n’est pas faux, mais n’est pas en toutes circonstances la vérité toute nue sortie d’une source lustrale. Je constatais dans ma préface à « Des écritures en Patchwork » (1987), après bien d’autres en diverses tonalités – tels le véhément Jean Dubuffet ou la plus méthodique sociologue de l’art Raymonde Moulin –, que « la confusion des valeurs culturelles avec les valeurs marchandes est telle qu’il est même impossible de faire des unes les négatifs des autres ». Ceux qui construisent le marché sont d’abord ceux qui ont le pouvoir financier et en général aiment toutes les formes du pouvoir : Imaginez la jouissance d’un banquier ou d’un industriel capable de faire qu’un artiste, qu’il soit génial ou médiocre peu importe, soit considéré comme un « grand artiste » du seul fait que lui, phare de la finance, a investi une somme considérable sur son nom. Effet mondain garanti. Sa compétence de critique d’art lui paraît croître proportionnellement à l’importance de son investissement bancaire. Il n’est qu’un roi tout nu. Le temps et les cerveaux travaillent, et ni le marché, ni les médailles ne font l’Histoire de l’art : en témoignent les Bouguereau, les Bastien-Lepage, les Girodet de Roucy-Trioson, et à contrario les Van Gogh, les Gaugin …

Toute époque produit son art contemporain, avec quelques créateurs, un petit nombre d’artistes respectables, et puis la masse moyenne… par définition médiocre ou pire. Madame de Kerros s’emballe d’un constat banal, et tombe inévitablement dans l’extrémisme partisan schématique qui distingue brutalement d’un côté l’Art (le « Beau » qui évidemment serait évident et vous épargnerait de surmener la tête) et de l’autre l’art contemporain (prise de tête !) qu’elle désigne par AC. Assez ? Il serait plus acceptable de dire insuffisant parfois ou souvent. Pour faire le tri le problème est dans le choix des critères. À la lire, les critères de Madame AK lui sont paraît-il tombés du ciel de toute éternité. Selon AK, l’AC « est, non pas un art, ni même un genre comme le pense Nathalie Heinich, mais une idéologie au contours précis ». La chose est plus claire ainsi désignée : il s’agit donc bien d’un conflit idéologie contre idéologie. (Bien que les discours des artistes, souvent divagants, n’appartiennent pas toujours à l’idéologie qu’ils croient défendre.)

Qu’il y ait dans la production des artistes contemporains sujets à discussions, mises au point et clarifications des analyses, c’est nécessaire et productif. Certains s’y sont attaché, avec des moyens et des résultats divers. C’est qu’à l’origine de Art Contemporain sont des M. Duchamp, des A. Breton, des J. Cage plein de défauts, y compris d’être des hommes plutôt intelligents. Madame AK (pas AK 47, la nouvelle version AK 2013 est moins létale) met dans son jeu (puisque « AK désigne la main As-Roi au poker, dans la variante texas hold’em » me dit le Net !) quelques uns qui n’en peuvent mais, dont un certain Jean Clair qui, il est vrai, se montre sévère pour bien des pratiques contemporaines. Mais lorsque Jean Clair argumente, fort d’une longue expérience réfléchie et d’une solide écriture, Madame AK fulmine, mettant en route sa répétitive « branloire pérenne », ainsi qu’aurait dit notre cher Montaigne. Je reprochai, il y a peu, à la bien nommée Nicole Esterolle, qui savait encore alors allier à l’invective négative humour et ironie, de ne pas nous exposer l’art par elle défendu en face des pratiques condamnées. AK, elle, n’hésite pas : après avoir (pages 256 à 261) désigné ses très nombreux champions, elle énonce en plus de Philippe Lejeune qui lui « est peintre de naissance », sa Trinité représentative du « mouvement naturel de l’artiste » (page 221) : Bernard Buffet, Pierre-Yves Trémois et Jean Carzou (page 266). Choix que je déguste avec d’autant plus de plaisir que je suis infiniment reconnaissant à Jean Carzou de m’avoir appris par son discours à l’Institut que « Picasso est une personnalité qui ne fait pas de peinture ». (Signalons en passant à AK 47 modifié 2013, pour ce qui est de ses arguments de « naissance » et de « naturel », que Art est racine d’artificiel).

AK est douée d’un pouvoir d’incohérence remarquable. Elle reproche au système art contemporain de s’être approprié les institutions, mais se flatte d’avoir reçu des prix (Lauréate de l’institut !) qui me semblent très institutionnels… Si je me trompe, c’est qu’en matière institutionnelle je ne suis guère initié. Ailleurs elle présente ses alliés ornés de titres : Christine Sourgins formatée par l’Ecole du Louvre, Kostas Mavrakis, maître de conférence à Paris-VIII (notez qu’on n’écrit pas 8 mais VIII). Et ne pas oublier, Philippe Lejeune qu’elle nous dit avoir été élève de Maurice Denis, on se demande bien pour quoi apprendre puisque, nous avait-elle affirmé, il avait reçu la grâce d’être «peintre de naissance ». Tout ce discours se dispense d’entrer dans l’intelligence des œuvres, ce qui évite un effort d’analyse sans doute contraire au « mouvement naturel ». Condamnée d’emblée toute l’Abstraction. Quant aux Surréalistes, aux Dada, toute cette engeance, et Marcel Duchamp, et suites, c’est le déferlement des Wisigoths, Saligoths et Ostrogoths et autres éventreurs de tableaux bien peints et bien encadrés.

Ce que je vous en dis… Après tout, je ne suis qu’un pauvre aliéné par l’idéologie de l’AC, tout juste digne d’être dans la ligne de mire de l’efficace AK. (modèle mille huit cent 47, à peine modifié 2013.)

Marcel Alocco